
C'est ce lundi 14 novembre que le Nickelodeon commencera un cycle de projections suivies de rencontres avec des cinéastes belges. La première séance sera consacrée à Olivier Smolders, également maître de conférence à l'ULg, dont les trois films projetés sont autant de réflexions sur le cinéma que symptomatiques de l'univers du cinéaste. L'occasion d'évoquer avec lui à la fois son cinéma mais aussi la pensée qui en découle.
La question inévitable : comment est née cette passion pour le cinéma ?
Mon père m'a emmené au cinéma assez jeune. J'ai découvert pas mal de films qui n'étaient pas tout à fait de mon âge mais que je dévorais avec enthousiasme. Par son travail de sculpteur et de dessinateur, il était par exemple passionné par le Japon. Je me souviens avoir vu avec lui de nombreux films de Kurosawa, de Mizoguchi, d'Ozu, ainsi que des choses très différentes les unes des autres. C'était surtout le cinéma d'auteur de l'époque : Bergman, Fellini, Welles, Pasolini, des gens comme ça.
Ce sont des cinéastes très visuels : vous avez plutôt des souvenirs d'histoires ou des souvenirs d'images quand vous y repensez ?
J'ai effectivement plutôt le souvenir d'émotions liées aux ambiances, aux images, aux univers sonores plutôt qu'aux histoires proprement dites. Il faut dire que je ne comprenais pas toujours le contenu de ces films car j'étais assez jeune, mais ça ne m'empêchait pas d'être fasciné.
Vous avez justement déclaré que ne pas tout comprendre offrait une dimension mystérieuse à ces films, et que c'est quelque chose que vous avez tenté de retrouver à travers vos propres réalisations.
On a un peu tendance aujourd'hui, et c'est peut-être une influence de la télévision, à faire croire au spectateur qu'il est indispensable qu'il comprenne toujours tout. C'est peut-être aussi un effet pervers des théories du scénario à l'américaine où les informations doivent être répétées, soulignées, redites dans l'image, dans le son, dans le montage... Dès qu'une information se perd, parce qu'il y a trop d'informations ou parce qu'elles sont contradictoires, cette théorie prétend qu'on risque de perdre le spectateur. Mais personnellement j'ai toujours eu du plaisir à me perdre dans une histoire, à subir l'influence de son mystère. Je ne suis pas du tout inquiet de ne pas tout comprendre, au contraire...
Votre cinéma n'est pas tellement éloigné, formellement, du cinéma de David Lynch.
J'ai découvert Lynch par Eraserhead que j'ai trouvé extraordinaire. Lost Highway, Mulholland Drive et INLAND EMPIRE sont des films qui m'ont enchanté. Mais je ne suis pas un inconditionnel. Lynch est un cinéaste kitsch, qui exacerbe des lieux communs et des motifs populaires avec énormément de talent. Ce n'est cependant pas un cinéaste de la trempe de Bergman ou de Bresson, qui sont de grands inventeurs de formes et qui ont mis leur cœur à nu sur l'écran.
Vous avez également dit, et j'ai trouvé ça intéressant, que vous faisiez des films « contre le public » mais dans un sens bien précis...
Si on fait un film, c'est a priori pour aller à la rencontre d'un public car un film s'adresse avant tout à un spectateur, même si on ne sait pas quel spectateur va le recevoir. Mais il y a une marge entre penser au spectateur qui va voir votre film et par ailleurs vouloir répondre systématiquement à ses attentes. Je me suis rendu compte après coup, car c'est plus intuitif que cérébral, que j'adoptais dans mes films des dispositifs qui prenaient les spectateurs à rebrousse-poil, et qui les plaçaient dans une situation d'inconfort. C'est ce que j'appelle un film « contre le public », mais c'est aussi un film contre moi-même. J'aime assez cette proposition de Baudelaire qui dit « c'est un devoir pour un artiste d'être toujours dans une situation d'inconfort maximum ».
Je trouve que l'inconfort peut naître de deux choses dans vos films. D'une part, il y a ce regard qui nous est retourné puisque les personnages regardent la caméra et, par extension, les spectateurs un peu voyeuristes venus voir le film. D'autre part, il y a cette forme d'intimité mise fréquemment en avant.
De mon point de vue, la question ne se pose pas du tout en termes d'impudeur ou d'exhibition de soi. Je considère que tous les films, même ceux qui sont plus autobiographiques comme Mort à Vignole, sont des mensonges : ils disent peut-être des choses exactes sur celui qui a fait le film, en l'occurrence moi-même, mais en même temps ce sont des successions de masques. D'ailleurs le plus grand masque c'est lorsqu'on fait croire au spectateur qu'on dit quelque chose d'intime. Que peut savoir le spectateur sur la réalité racontée dans Mort à Vignole ? Peut-être n'est-ce qu'une fiction. Qui est ce « Je » dans le film ? Au bout du compte ça n'a pas beaucoup d'importance. Pour moi la question ne se situe pas tellement dans le degré de vérité et encore moins dans le degré d'impudeur de celui qui fait le film. Faire un film, c'est toujours faire preuve d'une impudeur masquée.

Point de fuite
C'est quelque chose qui traverse votre œuvre, ce jeu entre la vérité et le mensonge, entre la réalité et la fiction.
C'est un lieu commun mais la réalité dépasse souvent la fiction. Cette histoire d'un Japonais qui tue et mange une jeune femme, est-ce la réalité ? C'est réellement arrivé, mais est-ce la réalité ? C'est tellement imaginaire comme situation. Tout les films que j'ai réalisés s'appuient sur des faits réels. L'art d'aimer1 est un fait divers qui s'est passé ici à Liège. Pourtant c'est bien une fiction.
Un des exemples les plus frappants à mes yeux est sans doute Pensées et visions d'une tête coupée, que vous avez sous-titré « Portrait d'un peintre imaginaire à partir de la vie et de l'œuvre d'A.Wiertz ».
Le film s'amuse à attribuer à ce peintre des œuvres qui ne sont pas de lui, celles de grands peintres reconnus. Il n'y a pas de mystère dans ce piège, la plupart des spectateurs repèrent les toiles de Goya, de Rubens etc. Par ce moyen je montrais que j'imaginais un peintre à partir d'éléments réels qui relèvent de la vie d'Antoine Wiertz et des éléments provenant de ses discours, de ses réflexions, de ses provocations à propos du rôle de l'art, des femmes, de la violence etc.
1 Le film raconte, à la première personne, comment un homme en vient à tuer sa mère par amour pour une prostituée.