
Au-delà de son côté purement ludique, un jeu de société ayant la guerre pour sujet est un moyen de raconter une histoire. À la manière de l'écrivain qui, au moment de rédiger un roman se trouve devant une série de choix stylistiques, un concepteur de jeu se doit de réfléchir consciencieusement à son système de règles, car les choix qu'il fera transformeront radicalement l'expérience de jeu, la façon dont le joueur vivra la partie. Ce sont ces choix de règles et leurs conséquences sur la narration que nous nous proposons d'examiner ici.
Le jeu de société traitant de guerre est une des nombreuses formes d'activités ludiques ayant la guerre pour sujet. Qu'il s'agisse d'activités sportives, de jeux informatiques, de cartes ou de plateau, ces jeux ont pour point commun de permettre aux joueurs de se mesurer les uns aux autres, de se raconter l'histoire d'un conflit fictif qui les oppose. Si le côté symbolique de celui-ci évite d'avoir à encourir les conséquences d'un combat réel, il se terminera néanmoins par la victoire de l'un des deux adversaires, établissant sa supériorité sur l'autre à l'issue de l'histoire.

Si l'on considère effectivement le jeu de plateau comme un support de narration, au même titre que le livre ou le film, il est important de reconnaître ses spécificités. En effet, ce qui distingue le jeu en tant que mode narratif, c'est avant tout son interactivité. Contrairement à d'autres supports, qui entraînent leurs publics dans une histoire inaltérable, le jeu invite le joueur à vivre une histoire sur laquelle il aura une influence majeure. Si, comme le jeu, le livre fait constamment appel à l'imaginaire de son public, le forçant à se représenter les faits évoqués et à combler les vides de la narration, il le cantonne cependant à un rôle de spectateur. Dans un jeu, l'issue de la narration dépend directement des choix stratégiques du joueur, ce qui fait de ce dernier un acteur-clé de l'histoire. Or, ces décisions prises en cours de partie le sont toujours en fonction d'un système de règles, de manière à maximiser les chances de victoire. Ceci met en évidence la part de compétition caractéristique de ce mode de narration : il y a toujours le risque de perdre la partie, l'espoir de la gagner. Ses spécificités rendent donc le jeu extrêmement immersif. Là où le livre plonge le lecteur dans l'histoire d'un « autre », le jeu implique le joueur à la première personne.
Dès le moment où il pose les yeux sur un jeu, le joueur est confronté à des éléments narratifs. Les illustrations et les textes sur la boîte du jeu s'adressent directement à lui, à la manière dont la quatrième de couverture d'un roman parle au lecteur en quête d'une nouvelle acquisition. Un coup d'œil sur cet emballage et son contenu révèle rapidement au joueur quel sera le ton de l'histoire. L'image sur la boîte est un montage de photos d'époque ? Les références du jeu se veulent historiques. La boîte déborde de matériel, de fiches, de cartes, de tableaux ? Le jeu sera sans doute complexe et précis, idéal pour les amateurs de détails, mais peut-être difficile d'accès.
Mais comme la couverture d'un livre ne fait qu'esquisser son contenu, le matériel d'un jeu ne donne que quelques indices sur l'histoire que vivra le joueur. L'élément déterminant quant à cette expérience est le système de règles. Lors de la conception de ce système, l'auteur se trouve confronté à une série de choix, qu'il devra rendre cohérents avec le message qu'il désire communiquer.
Le premier de ces choix concerne la place qu'il laissera au hasard dans la partie. Un jeu qui ne comporte aucun élément aléatoire (comme les échecs par exemple1) conduit à un jeu qui sera systématiquement gagné par celui qui se sera montré meilleur stratège. L'avantage de ce type de jeu est qu'il permet de mettre en place des affrontements équitables, évitant la frustration d'avoir manqué de chance. Par contre, les parties successives de ce type de jeu tendent à devenir monotones s'il existe une grande différence de niveau entre les joueurs.

Au contraire, un jeu qui intègre l'utilisation de cartes et/ou de dés (prenons l'exemple de Mémoire 442) expose les joueurs à la menace constante de voir leurs plans ruinés par un accès de malchance. Si le hasard rend l'affrontement moins contrôlable, il permet toutefois de refléter un aspect particulier de la guerre : le fait que même le mieux préparé des plans puisse se révéler inefficace à cause d'un imprévu. Comme les véritables chefs militaires, les joueurs devront donc être toujours prêts à composer avec les éléments inattendus et non dépendants de leur volonté. Un jeu avec un facteur de hasard important permet donc de maintenir les joueurs dans un état de tension élevé tout au long de la partie, et tend à se renouveler plus que d'autres jeux.
Dans un jeu de guerre, un deuxième élément incontournable qui influencera grandement l'expérience ludique est la nature des troupes disponibles sur le plateau de jeu. Lorsqu'elles se distinguent, c'est généralement par leur mobilité, la portée de leurs attaques ou la force relative de celles-ci. Certaines troupes peuvent aussi disposer d'avantages spécifiques contre d'autres unités (espion et maréchal, bombe et démineur du Stratégo3, par exemple).
1 Si l'on excepte la détermination aléatoire du joueur qui jouera les blancs. 2 Mémoire 44 fut publié en 2004 pour commémorer le débarquement de Normandie. Destiné à un public familial, il tire son principal intérêt d'un système très simple à appréhender et d'un plateau de jeu modulable permettant d'adapter la topographie du champ de bataille afin de représenter virtuellement n'importe quel affrontement de la 2e guerre mondiale. 3 Le Stratégo, publié pour la première fois en 1947, a connu depuis de nombreuses rééditions. Il oppose deux armées formées de 40 pièces de forces différentes, dont la puissance est au départ cachée à l'adversaire. Le principe de ce jeu repose sur le placement de départ des pièces ainsi que sur les manœuvres visant à découvrir et à capturer la pièce capitale de l'adversaire : le drapeau.