Dick Annegarn (né à La Haye en 1952) est assurément un créateur hors du commun, un musicien en perpétuel devenir, un compositeur à l'affût d'inspirations diverses, un poète multipliant les techniques d'écriture, un chanteur cherchant toujours où poser sa voix, un artiste réfléchissant sans cesse à son art, un homme public refusant le moindre compromis. Sa discographie compte à présent dix-huit albums, malgré les années de disette que lui ont valu son attitude réfractaire vis-à-vis des lois du show-business.
Dès ses débuts, en 1973, il impose un ton et un univers particuliers : une manière de chanter, d'abord, incertaine et grave, parfois douce, parfois grinçante, aux accents nordiques inidentifiables. Ses premières chansons, qui lui ont valu un vrai succès public, étaient apparemment fraîches, simples et mélodiques : songeons à des titres comme « Bruxelles », « Mireille » ou « Bébé éléphant », qui datent de cette première période. Mais, derrière la fraîcheur et la sympathie, se laissait déjà percevoir un arrière-plan moins attendu. Dans l'écriture de ses textes, par exemple, Dick Annegarn, qui savait se montrer classique, laissait parfois déraper sa plume : celle-ci crissait soudain, comme s'il fallait à tout prix éviter de « faire trop joli ».
Ensuite, à partir de 1976, date de sa rupture avec la grande maison de disque qui l'éditait jusqu'alors, Dick Annegarn a multiplié les expériences musicales en s'associant avec des musiciens d'horizons divers. Avec l'insolite chanteur Albert Marcoeur, justement surnommé « le Franck Zappa français » en 1976, avec le violoncelliste électrique Denis Van Hecke à l'occasion d'un spectacle pataphysique en 1985, avec le musicien Jean-Philippe Goude, avec le jeune chanteur Matthieu Boogaert, avec le Raïs Mohand, avec l'accordéoniste Richard Galliano, il explore les univers contrastés du jazz, du folk, du blues, de la musique ethnique, voire d'une musique frisant la dissonance et crée des chansons qui n'ont plus rien de confortable et qui n'ont que peu de points communs avec le format habituel. Non seulement, ses arrangements sont aux antipodes de ce qui s'entend communément à la radio, mais même la longueur des chansons excède chez lui, si besoin est, les sacro-saintes trois minutes cinquante - frontière d'airain que plus personne n'ose franchir depuis les années 80. Certains titres de Dick Annegarn, notamment dans l'album Chansons fleuves (1990), approchent les dix minutes.
Dick Annegarn peut donc, en tant que musicien, être qualifié de « chercheur » tant il multiplie les aventures mélodiques. Mais « chercheur », il l'est aussi en un sens qui le rapproche davantage de notre communauté universitaire, dans la mesure où il se fait parfois archéologue musical : en avril 2004, il a ainsi enregistré des troubadours berbères à Tiznit, dans le sud-marocain 1.
S'il est chercheur, Dick Annegarn est aussi, en quelque sorte enseignant. D'abord, concrètement, dans sa vie d'homme engagé, il a souvent agi comme un passeur en créant des associations, en s'insérant dans des structures culturelles (il est membre du Collège de Pataphysique), en gérant des lieux culturels (telle que les péniches qui accueillaient les jeunes des banlieues parisiennes dans les années septante), en organisant des manifestations, comme le « Festival du verbe », ce festival de poésie qui a lieu chaque année dans la région de Toulouse depuis 2003. Ensuite, plus fondamentalement, c'est sa production artistique qui fait de Dick Annegarn une sorte d'enseignant. Car, s'il multiplie les explorations musicales, il reste fidèle à la chanson : il y importe ses nombreuses influences, il en force les contours, les fait gonfler, les étire, mais n'en sort jamais. Portés par sa voix, le jazz devient chanson, la musique berbère devient chanson, la dissonance même devient chanson. Ainsi donne-t-il à son art, selon l'expression consacrée, ses vraies lettres de noblesse. Ainsi ses expériences les plus audacieuses et les fraîches ritournelles de ses débuts forment-elles un tout cohérent : cette unité fondamentale n'est d'ailleurs nulle part plus visible que sur son dernier disque, Soleil du soir, paru à la fin de l'année 2008, qui peut s'écouter comme une sorte de bilan, une espèce de retour dialectique au blues-folk initial enrichi des diverses influences entre-temps digérées.
Il en va probablement de même des paroles des chansons. Dick Annegarn refuse l'étiquette de chanteur à texte. On le comprend dans la mesure où chaque chanson, chez lui, forme un tout : le texte est certes important, mais il n'est pas du tout question de le mettre en évidence, au devant de la scène, comme dans la tradition française qui va de Brassens à Bénabar en passant par Maxime Le Forestier ou Renaud. Si certaines chansons portent un message, par exemple dans l'album Frères ? (1985), sa façon de manier les mots est toujours musicale. Elle est poétique aussi. Mais, alors que la chanson en quête de légitimité à cet égard cherche en général ses modèles dans la tradition poétique française (par exemple chez Brassens), Dick Annegarn se rapproche davantage de la poésie contemporaine dans son refus de l'esthétisme et dans le caractère parfois grinçant, inconfortable lui aussi, de ses associations de mots. Il faut aussi distinguer nettement les jeux de mots tels que les pratique Dick Annegarn d'une autre tradition française, celle du calembour, née avec Gainsbourg et se répercutant dans la chanson dite de variété : contrairement au génial Gainsbourg et à ses pâles épigones, Dick Annegarn évite la virtuosité et l'éclat du jeu de mot brillant. Soit il contourne le calembour en le suggérant, comme dans une chanson récente consacrée à Jacques Brel, où les mots « marquis » et « maquis » sont rapprochés, ce qui fait songer aux fameuses îles Marquises qui ont accueilli le chanteur belge à la fin de sa vie. Mais la suggestion suffit : il n'est pas nécessaire de les nommer 2. Soit, Annegarn exaspère le jeu de mots en en forçant les limites, comme dans ce vers programmatique : « Les mots se fondent les mots sous les mots se morfondent monde immonde »3 . Non seulement le calembour se commente ici lui-même de façon autotélique, mais il provoque un sentiment d'excès presque dérangeant, avec sa finale « monde immonde », là où le calembour à la Gainsbourg suscite une pleine satisfaction.
Nous retrouve donc dans l'élaboration des textes le caractère expérimental relevé dans la composition musicale. On pourrait aussi y retrouver l'unité dans la diversité dont il est question plus haut. En effet, en ce qui concerne les paroles, Dick Annegarn élargit également sans les franchir les frontières de la chanson. Alors que les airs entendus à la radio n'abordent en général qu'un seul et même sujet, la liste des thèmes abordé par Annegarn est extrêmement longue et inattendue, comme s'il s'agissait de tout mettre en chanson, même les situations les plus insolites, les objets les plus prosaïques. Seul Charles Trenet, peut-être, a-t-il mis en refrain autant de sujets divers.
Dick Annegarn est donc un chercheur de mots et de thèmes. Et, peut-être aussi, à cet égard également, un pédagogue : car il lui arrive de muer en chanson des pans de la culture la plus légitime. Il a ainsi chanté du Rimbaud4 ou mis en scène un personnage de Jarry dans une de ses chansons les plus célèbres5. La littérature n'est pas seule en cause ici : une des plus belles chansons de son dernier disque est une fausse lettre de Vincent Van Gogh à son frère Théo. Et si, à l'occasion, il abandonne le français pour le néerlandais ou l'anglais, il lui est arrivé d'écrire une chanson partiellement en... latin6 !
Enseignant, chercheur, artiste complet7, passeur de musique, de mots et d'idées, homme engagé, entier, et, avant tout, créateur de chansons : tel est Dick Annegarn.
Laurent Demoulin et Jean-Pierre Bertrand
Août 2009
Voir aussi l'article Dick Annegarn, Soleil du soir, par Laurent Demoulin
1Ces documents sont accessibles sur son site à la page : http://pagesperso-orange.fr/dick.annegarn/index.htm. 2« Jacques je te perçois comme un marquis / Qui est parti dans le maquis rebelle », dans la chanson « Jacques » sur Soleil du soir (2008). 3 Extrait de la chanson « Soleyman » issue du disque Un'ombre (2002). 4« L'Éternité » et « Vers nouveaux » sur Frères ? en 1985. 5 « Ubu » sur son premier disque, Sacré géranium en 1973. 6 « Omnis mundi », sur Plouc en 2005. 7 On lui doit aussi une musique de film (Le Cri de Tarzan de Thomas Bardinet, 1996) et une pièce de théâtre (2112 Politik Fiktion joué à Lille au théâtre Biplan en 1994).