Les spectacles de Krzysztof Warlikowski sont des œuvres gigantesques, longues et denses, où les sens du spectateur sont sollicités à tout moment par de nombreux événements simultanés et où les allusions historiques et références culturelles sont légion. Mais le spectateur doit-il comprendre ou seulement sentir, ressentir ? Focus sur une pratique dense et un geste artistique singulier, éclairé par cette rencontre entre étudiants et artistes, au cours de la master class organisée à l'ULg.

Koniec © Magda Hueckel
Nombreux sont les spectateurs qui vivent les spectacles de Krzysztof Warlikowski comme une épreuve, en raison du sentiment d'écrasement que peuvent inspirer les œuvres monumentales (aussi bien dans la durée que dans l'espace) que propose le metteur en scène polonais. L'effort imposé par de tels spectacles n'est sans doute pas un détail anodin : il pourrait au contraire expliquer l'accueil mitigé réservé à la première de Koniec (« Fin ») à Liège, en mai dernier au Théâtre de la Place. Surtout depuis (A)pollonia, les spectacles de Warlikowski sont en effet généralement colossaux, denses, saturés. Le spectateur se sent comme submergé par le flot d'informations, la quantité d'éléments qui font sens, surgissent de toutes parts et le clouent sur son siège. Il assiste, impuissant, épuisé, à ce déferlement de données qu'il tente en vain de capter dans leur intégralité. Il existe quelque chose de résolument frustrant dans les spectacles de Warlikowski en ce qu'il est impossible au spectateur, dans la position qui est la sienne, de percevoir la totalité des éléments, la forme du spectacle lui rappelant sans cesse les limites de sa perception. Paradoxalement, le metteur en scène place son public en situation de « sur-perception », notamment par le biais des nouvelles technologies (telles que la caméra live ou le travail réalisé sur le son). Cette position n'est pas sans rappeler celle du spectateur de cinéma, se trouvant dans une posture de « sous-motricité » et de « sur-perception ». Cet élément rejoint, dans une certaine mesure, la proximité existant entre le théâtre de Warlikowski et le septième art. La stimulation extrême opérée par le metteur en scène sur les sens du spectateur a finalement pour principal effet de souligner le caractère restreint de la perception humaine.

La question du sens obsède littéralement Krzysztof Warlikowski. Cette idée, qui se trouve au cœur même de son travail, l'accompagne tout au long du processus de création et ce, dès le choix même du texte. La notion d'auteur en Pologne se veut relativement souple et permissive. Le metteur en scène demeure toujours la figure première et ne lui est en aucun cas subordonné. C'est ce qui explique que, depuis la création d'(A)pollonia, Warlikowski s'empare de différentes œuvres afin de composer ses spectacles. La friction entre les textes-matériaux ouvre, démultiplie le sens des écrits premiers. Dans ses spectacles, les textes antiques côtoient les contemporains et sont mêlés à des répliques de films, des projets de scénario pour le cinéma ou des extraits écrits expressément pour les besoins de la pièce avec son dramaturge Piotr Gruszczyński. En définitive, le « crash » – pour reprendre les termes du dramaturge – des différents textes permet l'éclosion d'une infinité de possibles. De l'agencement des fragments littéraires, de l'introduction de nouvelles phrases ou du changement de menus détails au sein des répliques d'origine naissent de nouvelles relations entre les personnages, de nouvelles histoires, de nouveaux problèmes, de nouvelles explications sur l'homme et le monde. Car le théâtre de Warlikowski, s'il parle en partie de lui, s'inscrit également dans une tradition slave qui veut que l'artiste est porteur d'une mission : apporter la connaissance sur la condition humaine et le monde par le biais de l'art.
Le scénario, constitué de fragments de divers textes, n'est pas le seul endroit où le spectateur a l'occasion de repérer différentes subtilités porteuses ou génératrices de sens. Le plateau est, lui aussi, un lieu propice à l'accumulation d'éléments scéniques hétérogènes où tout est signe. Il ne s'agit pas pour autant d'un espace encombré. Au contraire, il est relativement sobre, parfois monochrome et graphique sans pour autant relever d'un formalisme pur. L'ensemble de la scénographie (espace, décors, accessoires et objets), tout comme l'éclairage, regorge d'éléments symboliques, poétiques, métaphoriques ou emblématiques d'une culture – et notamment de l'histoire polonaise. L'espace du plateau, de même que le traitement des textes, chez Krzysztof Warlikowski, évoque d'une certaine manière le collage ou le photomontage, l'association et la combinaison de divers éléments faisant naître un sens nouveau. La conception théâtrale du metteur en scène relève en tous cas très clairement d'une esthétique de la fragmentation propre à l'art du vingtième siècle. L'introduction même de la caméra vidéo dans les spectacles de Warlikowski, permettant la multiplication du point de vue et perturbant la position traditionnelle du spectateur de théâtre, rappelle en un sens les recherches cubistes du début du siècle dernier.
Apollonia © Magdalena Hueckel
Des spectacles tels que (A)pollonia ou Koniec reposent sur des espaces modulables, hétérogènes et ayant pour fonction essentielle d'accompagner le reste de la mise en scène. Le décor ne doit relever en aucune manière de l'ornementation. Tantôt froids pour le premier spectacle, tantôt plus chaleureux pour le second, les décors créés par la scénographe Małgorzata Szczęśniak participent pour beaucoup à l'allure fragmentaire du théâtre de Warlikowski ainsi qu'à son étrangeté. Les espaces, construits selon une logique de modules, sont conçus de telle sorte que l'espace lui-même se retrouve fragmenté, démultiplié, transformé. Ces décors sont réfléchis et fonctionnent en tandem avec l'éclairage qui concourt, lui aussi, à la structuration et à la (dé)construction de l'espace scénique.
Le plateau est donc le lieu de rencontre, de fusion et de brassage de divers fragments de textes, d'images, d'éléments scéniques et d'actions qui atteindront ou non le public. Tout spectateur rencontrera des difficultés à saisir les informations qui lui sont données à voir sur le plateau. Non seulement celui-ci est vaste (Warlikowski affectionne les plateaux aux larges dimensions) mais il est saturé (au sens de la densité des éléments significatifs de la mise en scène et non encombré par les éléments de décors ou accessoires). Le texte, tout comme l'ensemble de la scénographie, est pensé pour faire écho à une multitude d'éléments, pour faire sens mais également pour stimuler l'imaginaire du spectateur. Par ailleurs, l'espace hétérogène permet à des événements de se dérouler dans la simultanéité, au point que le public ne sait plus où donner de la tête. D'autre part, le spectateur moyen ne pourra peut-être pas saisir l'intérêt du travail sur le texte réalisé par le metteur en scène, du moins dans son intégralité. Si Warlikowski joue en effet sur les références culturelles pour susciter la participation du public, tout le monde ne dispose pas de l'ensemble des clés indispensables pour l'apprécier.

Différents témoignages (celui de son dramaturge et de sa scénographe déjà évoqués précédemment mais aussi celui de son chorégraphe Claude Bardouil) nous enseignent que le travail de Warlikowski consiste essentiellement à responsabiliser ses collaborateurs. À en croire leurs dires, le metteur en scène serait assez peu directif. Chacun est responsable de son art. Le spectacle, chez Warlikowski, peut dès lors être envisagé comme une mosaïque, un assemblage de pratiques et de savoir-faire. Le rôle du metteur en scène relèverait donc en quelque sorte du montage, du collage de différents arts, et ramènerait le théâtre à sa dimension hétérogène et hétéroclite. Le théâtre de Krzysztof Warlikowski, caractérisé par un travail d'appropriation, de citation, de fragmentation, de distanciation et de dérision, s'inscrit irréfutablement dans une forme postmoderne.
Lison Jousten
Septembre 2011

Lison Jousten est étudiante en 2e année du Master en Arts du spectacle, finalité Spectacle & Images numériques.