Stimuler l'imagination – Un théâtre des sens
Contes africains d'après Shakespeare © M.F. Plissart
Chez Warlikowski, la scénographie ne se limite pas simplement à l'agencement du décor, mais à « l'organisation du mouvement et de l'espace », comme le met en évidence Małgorzata Szczęśniak, scénographe de la compagnie. La scénographie est, au même titre que la dramaturgie, un travail connecté entre celui qui en est chargé et le metteur en scène. Cette prise de position conforte nettement cette dynamique de collaboration étroite entre chaque membre de la compagnie et l'artiste. Objets de discussions et de débats, les choix artistiques semblent toujours être pris en concertation avec un tiers, qu'il soit dramaturge, scénographe ou chorégraphe.
L'un des objectifs centraux de la scénographie est de ne pas imiter le quotidien mais de créer un espace qui stimule l'imagination du spectateur, en mêlant des éléments extrêmement hétéroclites, allant de la mode, de la peinture, de la photographie jusqu'au cinéma. Le théâtre ne semble pas être un majeur élément d'inspiration dans la compagnie.
L'agencement du décor et de l'espace ne semble rien laisser au hasard, qu'il s'agisse du texte : chaque costume, chaque couleur, chaque minuscule élément de détail sont déterminants. À la lecture de ces lignes, tout spectateur serait en droit de se poser la question suivante : comment faire pour comprendre tous ces signes qui lui sont présentés ? Le théâtre de Warlikowski ne souhaite pourtant pas s'adresser à l'intellect du spectateur, mais à ses sens et à son imaginaire. Un extrait des entretiens que le dramaturge a réalisés avec le metteur en scène est à cet égard particulièrement éclairant :
« P. G. - Quelles obligations le spectateur a-t-il dans ton théâtre ?
K. W. - Il n'a que des obligations. Il doit oublier son téléphone portable, écouter les textes et, après le spectacle, penser.P. G. - Y penser après ?
K. W. - Oui. Qu'il reçoive et reçoive encore. Que cela prolifère, ensuite il en discutera ! C'est une catastrophe lorsque l'on sort après le spectacle, qu'on va au restaurant ou à une rencontre et qu'il ne reste que l'idée : "C'était chouette, ce spectacle !"P. G. - Il s'agit de faire en sorte que, durant le spectacle, le spectateur sorte de son point d'équilibre et se mette à osciller.
K. W. - Oui, que le spectacle agisse comme la foudre, qu'il trouve en chacun de nous notre point sensible »1.
Parler de notre histoire collective

Cette logique d'emprunt à des textes classiques ou mythologiques, parfois méconnus du grand public peu féru de « grande culture », a tendance à déboussoler une grande partie des spectateurs qui ne comprennent pas ce qui se joue sur le plateau. Le pari de Warlikowski est de toucher le spectateur au delà du raisonnement, par le biais d'emprunts à des morceaux d'histoire collective, qu'elle soit réelle ou qu'elle s'exprime par des mythes et des textes littéraires.
Lorsque l'on aborde l'hétérogénéité propre au théâtre de Warlikowski – voire la « saturation » pour renvoyer à l'article que lui consacre Lison Jousten – il est nécessaire d'aborder le travail vidéo qui y est à l'œuvre. Pour reprendre l'expression de la scénographe, la caméra sert à faire le « zoom », c'est-à-dire à orienter le regard du spectateur tout en lui offrant de nouvelles perspectives de vision. Outre la référence très explicite à l'art cinématographique, dont Warlikowski semble se revendiquer, il est intéressant de réaliser à quel point la vidéo crée un espace à part entière, une sorte de méta-diégèse, qui se situe à la fois dans la continuité de ce qui se passe sur le plateau, puisqu'elle en est la conséquence, tout en s'en détachant sensiblement, car elle nous livre autre chose à voir.
Mettre en scène ?
Réalisatrice d'un film documentaire qui se centre autour du spectacle (A)pollonia et de son processus de création et de répétition, Manuelle Blanc a accepté de nous rencontrer afin de discuter du processus de réalisation du film et de son expérience de travail avec Warlikowski. Le documentaire nous montre l'image d'un groupe soudé, parfois à cran, qui discute énormément autour des problématiques liées aux différents personnages, à l'intrigue principale ou au déroulement du spectacle. Réfléchi, posé et calme durant les entretiens face caméra avec la réalisatrice, le metteur en scène se métamorphose durant certaines discussions avec les comédiens pendant lesquelles son ton enflammé et passionné détonne. Nous comprenons surtout à quel point Warlikowski semble, avant tout, chercher le débat dans son équipe artistique : trouver des personnalités pouvant lui permettre de creuser plus profond et plus loin.

Un passage du film Krzysztof Warlikowski ou le sacrifice en héritage – film de la réalisatrice française Manuelle Blanc, centré sur le spectacle éponyme et le processus de creation – nous informe beaucoup sur l'approche de Warlikowski par rapport à la mise en scène. Il y explique que le spectacle appartient avant tout aux acteurs, une fois qu'il est finalisé. Manuelle Blanc enchaîne très justement sur cette déclaration avec une séquence nous montrant tous les acteurs se préparer avant de monter sur scène, sans une seule image de Warlikowski, figure pourtant centrale dans le reste du film. Cette déclaration m'a fait réfléchir. Quelle est sa position de metteur en scène ? Que signifie, pour lui, mettre en scène ? La mise en scène semble chez lui prendre une dimension très particulière. Faite de collaborations, de la mise sur pied d'une véritable équipe de conseillers artistiques, le geste de mise en scène de l'artiste reste fort mystérieux.
Une rencontre à faire sur scène
Théâtre des sens et de l'émotion, l'expérience warlikowskienne doit avant tout se faire en tant que spectateur de théâtre. Gageons que ces quelques considérations vous permettront de mieux appréhender l'univers difficile d'accès mais fascinant de ce metteur en scène au geste artistique singulier. Avec, en paraphrasant quelque peu les déclarations du metteur en scène, un conseil pour la route : ne pas avoir peur de ne pas tout comprendre et, surtout, se laisser guider par ses sens et son imaginaire.
Kevin Jacquet
Septembre 2011

Kevin Jacquet est diplômé en Arts du Spectacle de l'Université de Liège.