Roland Barthes, ethnographe de lui-même

Fiches, carnets et notes inédits

Presque trente ans après sa disparition, le critique-écrivain suscite toujours autant la lecture et le commentaire. Cette fois, il « refait signe », comme le déclare le titre d'un numéro récent du Magazine littéraire1, à travers deux publications posthumes, les Carnets du voyage en Chine et le Journal de deuil, où on retrouve avec bonheur l'intellectuel émouvant et personnel, fragilisé par le deuil, reclus dans sa solitude méditative, en éternel décrochage des effets de mode et des discours trop répétés.

Retrouver Barthes

chambreclaire

 

Il est intéressant de lire le Journal de deuil à la lumière de La Chambre claire (1980) qui traite également du décès de la mère, et d'aborder les Carnets du voyage en Chine en parallèle de l'Empire des signes (1970) qui en constituerait l'équivalent japonais. Procéder ainsi permet de réinscrire ces textes dans une genèse intellectuelle tout en se laissant guider par la quête du familier dans l'inédit.

 

La notation en acte(s)

La compilation posthume de petites fiches annotées (cas du Journal de deuil) et le regroupement de carnets noircis sur le vif (cas des Carnets du voyage en Chine) ne sont pas assimilables à l'« effet de journal » que manifestent les subtils Fragments d'un discours amoureux. Alors que ceux-ci procèdent à une mise en scène de l'intime à partir des retentissements intérieurs du sujet amoureux, le Journal de deuil se présente comme une pure pratique de la notation sur une série de fiches datées. Quant aux Carnets, ils juxtaposent pêle-mêle réflexions théoriques, remarques prosaïques, discours politiques et considérations atmosphériques. Tous deux exhibent volontiers le caractère « premier jet » de l'écriture. En témoignent les répétitions, les non-dits, la disposition fragmentaire.

Ce n'est là ni un hasard ni une négligence : la notation - comme pratique -  et le journal  - comme genre - posent abondamment question dans les textes du dernier Barthes. Lorsqu'il expose au Collège de France sa pratique de la notation, le critique-écrivain la conçoit comme un reportage de la petite actualité personnelle et une prospection attentive dans le quotidien. Un mot est d'abord noté dans le carnet puis recopié sur une fiche à domicile. À travers une telle filiation des supports - ceux du carnet, de la fiche, du journal personnel -, la notation permet de valoriser l'anecdote et prépare son éventuelle intégration à une œuvre plus importante.

Le journal fantasmé

Le journal n'est timidement pratiqué par Barthes que dans les ultimes années de sa carrière. Il constitue alors un genre hybride et « fantasmé », au sein d'une écriture nécessitant l'identification à des figures tutélaires. Parmi celles-ci se comptent Gide et Proust. Le premier est reconnu comme l'instigateur des grandes questions de la sincérité et de l'authenticité dans l'écriture de son célèbre Journal. Le second est admiré pour le chef-d'œuvre accompli après le décès de la mère, un chef-d'œuvre auquel aspire un Barthes plongé dans les mêmes circonstances endeuillées.

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Si le journal personnel apparaît aussi problématique, c'est parce qu'il concerne l'épineuse question de l'Auteur et la renégociation du rapport de la subjectivité à l'objectivité. Après sa mise à mort théorique, l'Auteur, qui exerçait son règne tyrannique sur une histoire littéraire expliquant l'œuvre par l'homme, fait son retour dans Sade, Fourier, Loyola (1971), sous une forme nouvelle, corporelle et dispersée. Certes, Barthes retrouve l'Auteur. Mais il ne s'agit ni de la personne biographique ni de l'autorité institutionnelle. Ce qu'il réclame, c'est une figure fantasmatique nécessaire au travail d'un Texte (respectons la majuscule conceptuelle) qui exige l'étroite collaboration de ses deux pôles producteurs, l'auteur et le lecteur.

 

 

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Un autre jalon théorique significatif est celui de la réfutation de l'opposition objectivité/subjectivité. Ainsi que Barthes l'explique dans S/Z en commentaire d'une nouvelle de Balzac, la subjectivité présente le même degré de généralité que les stéréotypes en tout genre qui constituent le sujet. Quant à l'objectivité, elle n'est qu'une modalité particulière de la subjectivité, celle qui consiste à nier l'expression du sujet. La solution à cette fausse opposition réside dans une « écriture de l'Imaginaire » capable de réorganiser les rapports entre théorie et fiction, entre essai et roman, sous la forme d'une fiction intellectuelle que le critique-écrivain a parfois nommée le « romanesque ».

 

Le regard de l'Autre

Le genre du journal personnel s'est historiquement constitué à partir du phénomène éditorial, qui a révélé l'existence de cette configuration textuelle tout en lui donnant un statut littéraire problématique. Roland Barthes inverse ce rapport du journal à la publication. S'il s'agissait auparavant de tenir son journal à condition qu'il ne soit pas publié, il est maintenant question d'en écrire un s'il se montre digne d'une publication. Ce qui est en jeu, c'est l'intrusion du regard du lecteur. Ce phénomène donne prise à ce que Barthes nomme, en référence à la psychanalyse de C. G. Jung, les pièges de l'« Imago ». Impossible d'échapper au figement de l'image de soi. Refuser l'image, n'est-ce pas encore produire l'image de celui-qui-refuse-les-images ?

Ces considérations rappellent les enjeux éthiques de la publication d'écrits intimes. Elles suscitent aussi la prudence dans la manipulation éditoriale de notes au statut indécidable, qui intègrent d'ailleurs volontiers des réflexions sur leur préparation en vue d'une diffusion publique.

On se souvient de la polémique provoquée par la parution en 1987 du recueil Incidents, dans lequel figurent « Au Maroc » et « Soirées de Paris ». Vraisemblablement écrit entre 1968 et 1970, durant le séjour marocain d'un Barthes professeur à l'université de Rabat, « Au Maroc » restitue par fragments une ambiance marocaine avec son fond de pauvreté et de proxénétisme essentiellement homosexuel. Sous leur titre baudelairien, les « Soirées de Paris » écrites en 1979 miment l'esthétique du journal pour exprimer le renoncement à « l'amour d'un garçon ».

 
 
1 « Barthes refait signe », dossier coordonné par Aliocha Wald Lasowski, dans Le Magazine littéraire, n°482, janvier 2009, pp. 56-89

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