Roland Barthes, ethnographe de lui-même

Deuil intime ou deuil public ?

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Le Journal de deuil a été écrit sur des fiches qui n'étaient, a priori, pas destinées à la publication. Pour peu qu'il ait parcouru La Chambre claire, le lecteur sait déjà à quel point Barthes a souffert du décès de sa mère. Et assez vite, en tournant les courtes pages du Journal de deuil, il a la sensation, quelque peu désagréable, d'être un intrus. Car Barthes entretenait avec sa mère une relation inhabituelle, qui se donne à lire dans ce Journal. Il y compare en effet la nuit de deuil à la nuit de noces (JdD, p. 13), évoque sans cesse une « relation d'amour » (JdD, p. 47), ou une « relation aimante » (JdD, p. 49), emploie pour désigner sa mère des expressions généralement réservées à l'épouse ou à l'époux comme « l'être aimé » (JdD, p. 191). Barthes ne cache pas que la perte de la mère est aussi, pour lui, la perte de la compagne, dans le sens de « celle avec laquelle je vis » et qu'il s'ensuit une « solitude définitive » (JdD, p. 45).

Cependant, en avançant dans le livre, le lecteur perd peu à peu la sensation d'être un intrus. Certains passages laissent même à penser que Barthes songeait à être lu en écrivant ces fiches. Ainsi, par exemple, s'inquiète-t-il du caractère banal de ses propos (JdD, p. 27) ou espère-t-il, dès les premières pages, qu'ils auront de la valeur : « Qui sait ? Peut-être un peu d'or dans ces notes ? » (JdD, p. 17) Plus loin, Barthes s'extrait de son cas personnel pour établir à plusieurs reprises un lien entre son deuil et celui de Proust, comme s'il s'agissait de considérer ces notes comme le matériau d'une nouvelle Recherche du temps perdu. Enfin, il arrive également que, le temps passant, les fiches semblent accompagner le livre que Barthes a bel et bien écrit sur sa mère, en le déguisant toutefois sous la forme d'un essai sur la photographie : La Chambre claire, ici appelée sans détour « le livre Photo-Mam » (JdD, p. 148).

Quoi qu'il en soit, Barthes parvient dans ce texte à faire partager sa douleur, soit que celle-ci rejoigne celle de tout individu qui affronte la même perte, soit que le critique-écrivain-sémioticien nous livre une de ces remarques saisissantes d'intelligence et d'honnêteté dont il avait le secret.

Ainsi, du côté de l'affect que chacun ressent en pareille circonstance mais qu'il est toujours bon de lire sous la plume d'autrui : « La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m'en sépare plus que le temps). » (JdD, p. 141) Et, du côté de la réflexion plus inattendue qui aide à penser l'impensable du deuil : « Il y a un temps où la mort est un événement, une ad-venture, et à ce titre mobilise, intéresse, tend, active, tétanise. Et puis un jour, ce n'est plus un événement, c'est une autre durée, tassée, insignifiante, non narrée, morne, sans recours : vrai deuil insusceptible d'aucune dialectique narrative. » (JdD, p. 60) De telles notes s'additionnent au fil des pages avec tant de richesses que le volume achevé demande à être relu. Et il n'est sans doute pas exagéré de dire que, malgré les réserves émises ci-dessus, le Journal de deuil de Barthes peut être salutaire pour qui doit affronter la disparition de sa mère, tant et si bien que ce livre intime, secret, dérangeant, est aussi un livre utile, une œuvre de salubrité publique, aurait-on envie d'écrire si cette expression n'était pas toujours employée de façon ironique.

L'intellectuel au travail

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Les Carnets du voyage en Chine consignent des notes prises en cours de déplacement, contrairement à l'Empire des signes, récit de voyage au Japon reconstruit de mémoire deux ans plus tard. En effet, Barthes emporte de France deux carnets, auxquels s'ajoutera le troisième acheté sur place. Se fait sentir l'enjeu d'un commentaire sous la forme d'un article, d'un livre ou d'un exposé au séminaire de l'École Pratique des Hautes Études. Et ses notes ne manquent pas de le montrer en intellectuel au travail, projetant études et travaux ambitieux : « Il faudra faire une étude de la Rhétorique de ces séances, en reprenant toutes ces notes : Plan des laïus, Stéréotypes (Briques), Comparaisons, Diagrammes, Figures, etc» (CVC, p. 69)

De ces notes, il résultera pourtant peu de choses : un article dans Le Monde du 24 mai 1974, « Alors, la Chine ? »

Dans la Chine de 1974, Barthes observe le vêtement local, détaille les services à thé, accumule les données chiffrées, consigne les bribes de discours politique, décrit une gastrectomie sous acupuncture, commente des spectacles d'enfants. Le carnet se convertit de la sorte en laboratoire du penseur, consolidant une posture intellectuelle d'observation critique et recueillant les réflexions à développer. Le penseur débusque le stéréotype sous la forme métaphorique récurrente de « brique » de la Doxa, poursuit l'habituel décryptage sémiologique (« Ils ont les joues rouges comme sur les affiches de propagande : santé, entrain, courage, etc. », CVC, p. 93), dénonce les manifestations de dogmatisme (« Professeur de Philosophie : excellente connaissance du marxisme, réponse à tout venue du Corpus, de la Vulgate : excellent prêtre. Digne d'enseigner le catéchisme ! », CVC, p. 205).

Au fil de ces pages consignant à l'occasion récits de rêve et lectures du moment, on retrouve Barthes en penseur légèrement boudeur, en flâneur contrarié, un peu à la traîne de la délégation française composée de Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet et François Wahl. Barthes irrité par l'organisation du séjour qui élimine tout imprévu. Barthes agacé par les « exposés » et les « démonstrations » trop nombreux auxquels il est contraint d'assister. Barthes se riant du carnaval des panneaux « Bienvenue à Tel Quel » qui n'en finissent pas de surgir de toutes parts. Barthes, enfin, affirmant, soulagé : « J'aime bien, parfois, ne pas m'intéresser» (CVC, p. 140) On y redécouvre aussi l'épicurien amateur de bons mets qu'il prend plaisir à décrire et l'esthète admiratif de la calligraphie, « Vraiment la seule forme d'art et combien supérieure. » (CVC, p. 78).

C'est dire que ces considérations ethnographiques n'excluent pas le ton humoristique, qu'il s'agisse de se livrer à une typologie des coiffures féminines ou des têtes de philosophes, de repérer systématiquement les portraits de « Mao vieux à la verrue », de s'indigner ponctuellement de la « visite » d'une pissotière ou de thésauriser l'anecdote savoureuse à replacer : « Histoire du Bic usé dont j'essaye de me débarrasser, que je planque au fin fond d'un tiroir et qui me revient trois fois. » (CVC, p. 135) Phénoménologique, ce regard mi-sérieux mi-amusé porté sur l'ailleurs informe finalement davantage sur le sujet observateur que sur la chose observée : « Je sens que je ne pourrai les éclairer en rien - mais seulement nous éclairer à partir d'eux. Donc, ce qui est à écrire, ce n'est pas Alors, la Chine ? mais Alors, la France ? » (CVC, p. 22) Les humeurs et les perceptions sensorielles deviennent prépondérants. Humoral, le scripteur se libère volontiers de ses affects, avec une déconcertante honnêteté.

Clausule

Au-delà des nombreuses pirouettes conceptuelles qu'on n'a pas manqué de reprocher au critique-écrivain, constatons la grande cohérence et l'interconnexion de ses écrits de fin de vie. Les cours au Collège de France, la chronique du Nouvel Observateur, les « Soirées de Paris », La Chambre claire, le projet de roman intitulé Vita Nova : autant de textes au sein desquels ces deux publications posthumes viennent se loger sans discordance. L'écriture du deuil et l'écriture du voyage manifestent en commun les ambiguïtés de l'image de soi, la prédilection pour le fragmentaire, l'expression de la solitude et la lutte de la nuance contre le conformisme. Mais, pour Barthes, secrètement, le véritable enjeu était peut-être ailleurs. Le récent numéro du Magazine littéraire qui lui est consacré rappelle la confession dans laquelle le critique-écrivain avoue sa propension à écrire pour être aimé. Bien entendu, il affirme aussitôt qu'il s'agit d'un leurre : il est impossible d'être aimé pour son écriture 2. Impossible ? Peut-être pas. Car, en définitive, c'est peut-être bien une forme d'amour pour l'auteur mort - attachement affectif qu'il resterait à définir -, qu'éprouvent les lecteurs des Carnets du voyage en Chine et du Journal de deuil 3.

 

Valérie Stiénon et Laurent Demoulin
Juin 2009

 

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Valérie Stiénon, aspirante FNRS, est doctorante au Département de Langues et littératures romanes.

 

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.

 


 
 
2 Introduction au dossier « Barthes refait signe », dans Magazine littéraire, n°482, op. cit., p. 57
3 Afin de compléter l'inventaire des parutions récentes consacrées à Barthes, ajoutons, à ces deux publications posthumes et au numéro du Magazine littéraire, le petit volume d'Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j'aime Barthes (Paris, Christian Bourgois, 2009). Il s'agit de textes figurant presque tous (à une page près !) dans le recueil d'essais de Robbe-Grillet intitulé Le Voyageur. Textes, causeries et entretiens (Paris, Christian Bourgois, collection « Points », 2001). Le texte le plus intéressant de ce petit recueil est sans doute la transcription d'une discussion entre Robbe-Grillet, Barthes et quelques autres en 1977 lors du colloque de Cerisy consacré à l'auteur des Mythologies. Robbe-Grillet y considère que ce dernier est un « romancier moderne » du fait qu'il n'écrit pas de roman. Signalons encore un CD récent, Barthes Roland, Sémiologie littéraire, Houilles, Le Livre qui parle. Il s'agit de la fameuse leçon inaugurale de Barthes au Collège de France, le 7 janvier 1977, durant laquelle le conférencier fit sensation en déclarant que la langue est « fasciste ».

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