Le cinéma mental de David Cronenberg

Des univers mentaux

Outre ce rapprochement entre la condition du psychiatre et du spectateur, Jean-Pol Dozot interprète l'œuvre du cinéaste avec des principes psychiatriques. Les films de Cronenberg sont construits comme des univers mentaux liés aux personnages. D'une part, les lieux nous sont décrits selon le regard biaisé du protagoniste principal. Dans Naked Lunch, Bill Lee s'enfonce dans la consommation de drogues en même temps qu'il écrit un hypothétique roman, The Naked Lunch. Il évolue dans un lieu indéterminé, l'Interzone, qu'il imagine lui-même. C'est un mélange hybride de New-York et de Tanger, sans cesse en mutation. Il est aussi victime de l'idéation paranoïde, un symptôme courant pour les malades mentaux. Il est enfermé dans un délire persécuteur où il mélange sans cesse des événements de sa vie passée et présente, des perceptions hallucinatoires, les autres et lui-même... Les décors, les actions et les personnages du film traduisent cette folie.

Ce principe se retrouve dans la majorité des productions de Cronenberg. Dans Spider, par exemple, le personnage atteint de troubles mentaux évolue dans un Londres étrange, mêlant indistinctement le passé et le présent. D'autre part, les lieux et décors des longs métrages reproduisent une architecture organique, construite par un ou plusieurs protagonistes. À plusieurs reprises, l'ensemble du film est la reproduction d'un corps, celui d'une mère. Cela se traduit cinématographiquement de plusieurs manières : abondance des lieux clos, présence de portes trouant véritablement l'image, emploi de très gros plans sur les corps et les chairs se confondant avec l'image, utilisation de nombreux surcadrages enfermant les personnages, fréquence des positions fœtales.

Dead Ringers illustre de manière exemplaire cette particularité propre au réalisateur : les jumeaux sont toujours enfermés visuellement parlant, de manière étouffante et claustrophobe comme s'ils se trouvaient encore à l'intérieur d'un ventre maternel. La plupart des « héros » cronenbergiens évoluent dans un univers mental évoquant le corps de la mère.

cronenberg cronenberg

 

Le monde moderne halluciné et réinventé

Cronenberg est aussi l'un des cinéastes les plus visionnaires du monde contemporain. Derrière les genres dans lesquels il s'inscrit (la science-fiction, le fantastique, l'horreur et dernièrement le thriller), le réalisateur décrit le monde dans lequel nous vivons. Les films dépeignent un univers privé de Dieu, sans tabou et sans morale. Les personnages ne sont pas libérés pour autant. Pour eux, il ne reste que l'ennui, l'apathie et un sentiment de désolation profonde. La consommation répétitive est le seul acte vraiment posé comme tel. Tous les repères ont disparu pour des protagonistes souvent désabusés et perdus. Même la réalité n'est plus certaine. Les films oscillent en permanence entre réalité et hallucinations produites par des fantasmes (Vidéodrome, Crash), des drogues (Dead Ringers, Naked Lunch), des maladies mentales (Spider) ou encore des médias comme la télévision et les jeux vidéos (Vidéodrome et Existenz). Les médias participent plus particulièrement à une certaine déréalisation du monde. Cette déréalisation est aussi un symptôme éprouvé par des patients atteints de maladie mentale, confondant l'imaginaire et le réel. Toutes les images télévisuelles (ou issues d'autres médias) représentées dans les films de Cronenberg sont sujettes à l'indétermination, l'incertitude, l'ambiguïté. Elles participent aux dédoublements multiples des protagonistes et par la même manière à leur folie. Enfin, les hallucinations présentes dans les longs métrages insistent sur une des thématiques majeures de Cronenberg : le monde est sans cesse réinventé, imaginé, reconstruit par les personnages. Par exemple, les personnages de Crash évoluent dans une version complètement fantasmée d'une cité urbaine.

Page : précédente 1 2 3 suivante