Petit portrait de l'artiste en amoureux transi

«Je me proposais de t'écrire jusqu'à ce que ma main refuse de se remuer encore...»

Encore adolescent, Georges Simenon tombe éperdument amoureux de Tigy. Il n'a pas encore 20 ans quand il l'épouse. Les centaines de lettres qu'il lui a envoyées lorsqu'ils habitaient Liège, lorsqu'il fait son service en Allemagne ou à leurs débuts à Paris, témoignent d'une passion dévorante, lyrique et exaltée, mais aussi de la fragilité psychologique de l'auteur.

Je souffre énormément, je souffre au-delà de toute idée, et en même temps je me sens heureux de ne plus penser qu'à toi, de n'être plus occupé que de toi, uniquement de toi (...). Que je suis triste, dis, chérie, triste à pleurer, triste à vouloir mourir. Je t'en conjure, je t'en supplie, écris-moi beaucoup, beaucoup, car c'est plus fort que lui, mais ton gosse ne sait pas vivre sans toi (...). Je t'embrasse en serrant fort tes lèvres contre les miennes, et je mets ma tête dans ton cou. (12 décembre 1921)1

tigy
Photo : Tigy et Georges à Paris dans leur appartement de la Place des Vosges en 1924 

Celui qui brûle dans ce dire exalté et enfantin est un jeune journaliste de province des années 20. Il a abandonné ses études à l'âge de seize ans pour entrer comme polygraphe à La Gazette de Liège où il donnera 787 billets quotidiens, ainsi que des reportages et des chroniques diverses ; il publiera, dans le même temps, des nouvelles et des contes dans diverses revues locales. Il n'a pas dix-huit ans lorsqu'il rencontre Régine Renchon (surnommée petite Gigi, et puis Tigy), étudiante en peinture aux Beaux-Arts de Liège. Il en tombe éperdument amoureux. Il l'épousera le 24 mars 1923, en aura un fils, Marc, et divorcera d'elle le 21 juin 1950, après trente années de connivence.

Certes, il décrira cette relation de façon bien terne, dans une lettre adressée à Gide en 1948 : 

 

Marié à dix-neuf ans, j'avais en somme voulu une compagne- presque un compagnon. Et comme j'avais pris un engagement, je mettais mon point d'honneur à le respecter presque scrupuleusement. Comme, en même temps, j'étais dévoré de curiosité et que j'avais plus que mon compte d'appétits, j'ai passé plus de vingt ans à me contenter de compromis (...) »2

Il  affichera encore, en son âge plus mûr, dans ses romans sous patronyme et dans ses interviews, une conception de l'amour bien différente, dissociant sentiment et désir physique, où la sexualité rapide et sauvage est magnifiée par l'auteur et placée au rang des « instincts de base » spécifiant ce que l'écrivain nomme « l'homme nu ».

 

Auteur compulsif de lettres d'amour

Mais qu'importe ? Puisque, de janvier 1921 à février 1924 (moment où Simenon travaille en France, pour le marquis de Tracy, et quitte peu son épouse, venue le rejoindre), il lui envoie quelque trois cents lettres, souvent très longues, et selon un rythme qui peut atteindre trois à quatre lettres par jour. Conservées par Tigy et publiées, il y a quelque temps déjà, ces lettres d'amour, expédiées par un presque adolescent encore,  témoignent d'une extraordinaire énergie désirante, comme d'une exceptionnelle fragilité psychologique. Elles ne constituent pas, à proprement parler, une correspondance littéraire : le jeune Georges y parle de ses obligations journalistiques, de son avidité à réussir ; il y déploie, bien évidemment, les ruses de qui veut charmer une jeune fille de cette grande bourgeoisie qui l'impressionne tant. Mais on n'y lit aucune exhibition trop prononcée de son érudition (à peine quelques allusions à Villon, à La Fontaine, à Molière, à sa bibliothèque) ; on n'y trouve pas davantage les mièvreries popularisées en ces années folles d'après-guerre, qu'on peut savourer dans les vers de mirliton des cartes postales de l'époque. Si l'on y décèle quelques préciosités (« Je suis incapable de te celer ce que j'ai sur le cœur », « Comprends-tu la volupté, cruelle il est vrai, amère, âcre, que je puise dans mon isolement ? »), quelque influence de Mme de Sévigné ou de Baudelaire, il ne s'agit pas ici « de faire littéraire », mais d'être vrai, ainsi que Simenon l'affirme avec force.

Le jeune homme est dans doute, comme nous tous, prisonnier des cadres de pensée ou d'expression appris ; il est conditionné par des stéréotypes et des codes : et, précisément, ceux dans lesquels il paraît s'engouffrer sont identifiables à l'amour-passion décrit par Denis de Rougemont, Julia Kristeva, et  tant et tant d'autres....

 


1 La pagination qui suivra tous les appels de note sera, sauf indication contraire, celle de l'édition  des lettres de Simenon à Tigy, telle qu'établie par Francis Lacassin, Georges Simenon. À la conquête de Tigy. Lettres inédites 1921-1924, Paris,  Julliard, 1995. Cette première citation  de mon texte renvoie à une lettre du 12 décembre 1921 (Lacassin, pp.129-130). ; celle qui figure dans le titre est extraite d'une lettre du 15 décembre 1921 (p.147).
2 Georges Simenon-André Gide....sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950, éd. Benoît Denis, Paris, Omnibus, 1999, p.115.



Toutes photos  © Fonds Georges Simenon de l'ULg. Reproduction interdite. Publiées ici avec l'aimable autorisation de M. John Simenon.
 

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