Petit portrait de l'artiste en amoureux transi

Douleur de l'absence

En ce sens, ses lettres à Tigy semblent vibrantes d'une violence sublimée, d'un malheur d'aimer, ardemment souhaité et redouté. On y dit l'intensité de la brûlure, l'exaltation permanente, dans une manière de paroxysme sentimental extasié. Ainsi, et par maints aspects, ces lettres peuvent se lire comme les jumelles de celles qu'adressent  Apollinaire à Lou, Kafka à Milena, Artaud à Génica Athanasiou... Par leur évidente inscription dans la lyrique romantique flamboyante, mais aussi dans celle du mélo (que pratique le jeune nouvelliste dans ses premiers contes) et de la chanson populaire (cf. Berthe Silva, Damia, Frehel et Mistinguett), ces lettres montrent l'affolement de la séparation et  la frénésie du désir....  

Mais, aussitôt la lettre écrite, Georges se retrouve seul...et recommence indéfiniment ce qu'il nomme « la délicieuse besogne » : écrire à Tigy...

Jacques Sojcher disait du téléphone qu'il était «  le cordon ombilical de son amour » : en ces années-là, la lettre enjambait l'abîme, faisait lien. À renouer sans cesse :

 Écris-moi bien sincèrement, ma chérie : je crois que cela me fera du bien. Moi je t'embrasse bien fort, bien fort et longtemps, sur ta belle bouche et sur tes yeux que j'aime tant. Je ne sais cesser de t'écrire. Il me semble que c'est se quitter une fois encore. J'ai de la peine (...). Je t'embrasse encore, un petit, encore, encore un...Nom de Dieu, ce que je souffre.

 Adieu, chérie.

Ton Georges qui t'aime, qui t'aime, qui t'aime3

 

Écris vite, écris tout de suite après avoir lu cette lettre afin que j'aie bientôt de tes nouvelles. Je suis avide de lettres, je les dévore et les savoure à la fois, je les relis deux fois, trois fois, pour les relire encore après(...).4

 

Les lettres se font alors fétiches réparateurs où suturer l'absence. À recommencer inlassablement :

Je t'aime trop, vois-tu maintenant. Je ne supporte plus d'être séparé de toi, fût-ce pendant une journée, une demi-journée même (... ) Que veux-tu que je te dise que tu ne saches déjà ? Mais c'est égoïstement que je t'écris, pour goûter le plaisir d'être en rapport, même éloigné, avec le cher toi.5

 

Georges veut, par cette correspondance monomaniaque et abondante, halluciner Tigy, comme s'ils étaient là, ensemble, enfin. Il l'interpelle sans cesse : « mon amour, ma Gigi » ; il multiplie les appellations tendres, mendie sa présence 

Ma petite chérie que je n'ai jamais tant aimée. Que je souffre, dis, c'est épouvantable(...) Toute la journée je suis resté ainsi, sans pouvoir parler, sans pouvoir trouver un coin où pleurer à l'aise.(...)Partout, partout, je te voyais, je te vois encore. Partout nous avons passé ensemble, divinement ensemble, et partout je te cherche en vain6

 

Gémissant, car privé d'elle, Georges semble régresser, devenir un petit qui geint et veut sa mère. Sa signature est souvent précédée de mentions qui colorent infantilement les propos tenus dans la lettre d'amour (« Ton gosse qui est bien loin, hélas », « Ton Gosse, Georges »,, « Ton gosse qui t'attend », «  Ton gosse affamé de sa femme », « Ton petit qui a peur », « Ton petit bien malheureux », «  Ton petit qui est qui est tout entier tout entier à toi. Jo », « Ton Jojo détraqué », « Ton gosse de mari », « Ton petit à toi qui pleure de joie et de désir ».

 

Amoureux de l'amour

Simenon au bord de la Seine en 1930
Simenon 1931

Évidemment, le jeune Simenon ne peut exprimer son esseulement et sa privation de la femme aimée qu'en l'idéalisant :

Je t'adore, je t'aime, toi seule, je m'intéresse à toi seule, je vis, je travaille pour toi seule, je pense à toi seule, bref, toute ma vie n'a plus qu'un unique objectif. Tu m'as absorbé, si je puis dire ainsi...7

Besoin d'être vraiment soi « Encore une fois, je joue volontiers à l'homme supérieur qui sait diriger sa vie ! mais non ! Ce n'est pas vrai, ne me crois pas »8, et pourtant panique lorsque l'autre semble ne pas répondre - ou répondre trop tièdement ─, démesure où l'on veut parler de l'état exceptionnel dans lequel l'autre vous place : dans sa passion pour Tigy, le jeune Simenon se montre stendhalien, jeté dans le désordre de l'âme, « amoureux de l'amour même ».

L'autre est  alors toujours louangé au superlatif : lorsque le futur écrivain dit le désir qu'il a de sa fiancée, il s'emporte et célèbre chaque parcelle de son corps dans l'émerveillement et la jouissance d'un dire qui se confond avec un éprouver : 

Je t'embrasse profondément, à pleine bouche, j'embrasse tout ton corps, tes seins, ton ventre, tes hanches, je voudrais te posséder encore ou plutôt t'adorer.9
Ton Jojo t'embrasse follement et te mord violemment la bouche.10
Je mords ses seins, bien haut plantés et ma bouche boit sa jeunesse.11
Je t'étreins doucement, et doucement aussi je suce tes lèvres dont la saveur me trouble tant et me ravit.12

Entre quasi-vulgarité  vite des nouvelles, mon petit, rassure-moi, console-moi un peu, et ne me donne pas trop envie de ta bouche...et de l'autre ! ») et adoration lyrique, les lettres de Georges font entendre la vibration, la force insensée du désir. 

 ****

Le fou d'amour qui rêvait de « baisers humides », qui sanglotait parfois de bonheur, qui aimait, selon son expression,  « avec délire », qui promettait de ne jamais quitter Tigy, deviendra un écrivain populaire, un phénomène, avant de se muer en un écrivain tout court, compulsif, là aussi, mais dans son rituel d'écriture. La Chambre bleue, Trois Chambres à Manhattan, et bien d'autres  romans, signaleront que l'incandescence du petit reporter-enfant a survécu... aux ruptures, aux drames et aux lâchetés trop humaines.

                                                                   Danielle Bajomée
Mai 2009

icone crayon

Danielle Bajomée enseigne la littérature française des XIXe et XXe siècles à l'Université de Liège, où elle préside le Centre d'études Simenon.

 




3 avril 1921, in Lacassin, p.55.
4 11 décembre 1921, op.cit., p.119
5 Novembre 1921, p. 95.
6 {1921 ?}, p. 40.
7 (Avril ?)1921, p.58.
8 (1921 ?), p. 92.
9 Décembre 1921, p. 110.
10 26 août 1922, p. 291.
11 20 décembre 1921, p. 185.
12 (1922), p.245.
 

 
 
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