Dès les premiers enquêtes de Maigret, le personnage séduit les lecteurs. Loin des héros traditionnels, c'est un homme d'âge mûr, qui râle, qui grogne, et prend son temps, une figure paternelle qui comprend et s'identifie à la victime et ne craint pas de manifester ses émotions.

Avec Maigret, Simenon a connu ce rare bonheur qui est la marque de tous les grands auteurs de littérature populaire : inventer un personnage dans lequel se condensent une marque, un style, une formule narrative – policière en l'occurrence – qu'on peine souvent à définir clairement mais qui sont immédiatement sensibles et identifiables.
Dès la parution des premiers titres de la série, en 1931, la critique reconnaîtra d'ailleurs la nouveauté des intrigues policières proposées par Simenon, les opposant notamment aux romans d'énigme anglo-saxons. Le terme qui s'imposera alors pour définir ce nouveau style de romans policiers sera celui d'« atmosphère » et il restera durablement attaché aux romans de Simenon : vague à souhait, il permet avant tout de souligner que l'intérêt des Maigret ne réside pas dans les péripéties spectaculaires ou savantes d'une enquête difficile ou complexe, mais bien dans la manière d'envoûtement que suscitent les recherches, patientes et lentes, voire parfois piétinantes, que mène un commissaire pataud et bourru – et pour le dire franchement , affreusement commun en première apparence.

C'est qu'en effet, Maigret n'a d'abord rien d'un héros tel qu'on le connaît dans les séries populaires. C'est un homme d'âge mûr, doté d'un embonpoint qu'entretient un goût revendiqué pour la gastronomie populaire ; taciturne, avare de ses gestes, peu susceptible d'exploits physiques à l'exception de longues randonnées, plébéien dans ses goûts et ses comportements, il pratique son métier à l'ancienne, et sans ostentation ; il adopte une méthode d'investigation qui se donne le temps – et qui donne un sentiment très vif de la durée –, et il aime moins à enquêter en eaux troubles qu'en eaux mortes, dans des milieux banals ou médiocres, chez ces « petites gens » où il ne se passe rien ou si peu. D'où vient alors que ce personnage épais et opaque nous requiert à ce point et que l'on se laisse si facilement prendre aux histoires qui le mettent en scène ?
L'une des réponses possibles tiendrait à ceci : ce qui nous rend Maigret si vivant, ce sont ses humeurs. Constamment, le commissaire râle, grogne, broie du noir, s'inquiète, s'impatiente, se montre curieux ou intrigué, se réjouit ou s'apitoie. Très vite, l'on comprend que ce personnage massif et silencieux est tout vibrant de sentiments divers et contradictoires, et qu'il investit les situations d'enquête avec une empathie tendue qui va bien au-delà des devoirs d'un enquêteur simplement humain. Rassurant par sa stature paternelle, Maigret trouble le lecteur par l'intensité de son implication dans les enquêtes. Détective de renommée mondiale, mais qui peut aussi se tromper ou échouer, il déborde de toutes parts le rôle qui lui est imparti par les lois du genre policier, transformant l'enquête en une investigation d'un autre type. Et ce trop-plein ou ce débordement, ce sont les humeurs de Maigret qui le manifestent.

En premier lieu, et même si le jeu de mots est un peu facile, Maigret est en effet un « humeur » : il flaire, renifle et s'imprègne du milieu sur lequel il enquête, jusqu'à ce qu'il trouve le détail ou la particularité à laquelle il s'accrochera pour mener son enquête. À la fois instinctif et intuitif, mais de cette intuition que solidifie l'expérience, Maigret a besoin, pour progresser dans son enquête, du petit fait humain qui donnera corps au drame qu'il doit élucider. Sitôt celui-ci découvert, le commissaire engage un processus de projection personnelle, qui s'exprime essentiellement dans ses fameuses humeurs : rage contenue, rancœur, apitoiement discret, amusement réjoui, toute la panoplie des émotions sourdes est ainsi convoquée selon les circonstances et les enquêtes.

Ce qui se joue alors, c'est ce patient travail d'identification à l'autre, généralement victime, parfois coupable, qui permettra au commissaire, à l'instar de Simenon romancier, de reconstruire l'histoire du crime. On ne s'étonnera donc pas qu'au fil de la série, nous connaissions de plus en plus de détails sur la vie privée de Maigret, depuis son enfance au château jusqu'à sa retraite en bord de Loire, en passant par le couple qu'il forme avec Madame Maigret et l'enfant qu'ils n'ont jamais pu avoir. Et la clé de cette connaissance de l'autre à travers soi et de soi à travers l'autre tient à une sensibilité exacerbée aux rapports de classe, aux conflits qu'ils engendrent, aux humiliations qu'ils suscitent : ce que Maigret perçoit d'emblée chez le personnage auquel il s'identifie, c'est la blessure intime qui le constitue et qui trouve souvent son origine dans un désir ou une ambition contrariée par les barrières de classe.
Ainsi les humeurs de Maigret nous permettent-elles d'atteindre ce que nous recherchons peut-être sans trop le savoir dans le roman policier : la rencontre, sensible et concrète, de la part intime et singulière de l'individu avec ce qui le constitue en être social et l'intègre à une communauté.
Benoît Denis
Mai 2009

Benoît Denis enseigne l'histoire de la littérature et la littérature française ds XIXe et XXe siècles à l'ULg. Il dirige également le Centre Simenon. Il est le co-éditeur des 3 volumes d'œuvres de Simenon dans la Pléiade.
Article publié antérieurement dans la Quinzaine Littéraire