Simenon autobiographe plus ou moins décalé

Mais il serait tout à fait injuste de ne définir ce troisième tome que de façon négative en soulignant l'absence de Maigret. Le volume bénéficie d'une véritable unité, positive celle-là, centrée autour de la question autobiographique. C'est en ce sens que Pedigree est vraiment au cœur du volume : comme l'on sait, le héros de ce roman, Roger Mamelin, et sa mère, Élise Peters, sont des doubles transparents de Georges Simenon et d'Henriette, sa mère.
À travers ces personnages, le romancier raconte son enfance, mais sans s'en tenir à un pacte autobiographique strict, en prenant la liberté, notamment, de passer sous silence l'existence de son petit frère, Christian, répétant en cela le geste de Proust dans La Recherche. Or, – ce n'est pas un mystère – Henriette, à son glorieux fils aîné, préférait nettement son cadet, malgré ses exploits néfastes de collaborateur, qui lui valurent de mourir à la Légion après la guerre. Et elle ne s'en cachait pas, comme en témoigne cette réflexion insupportable que Simenon rapporte dans Lettre à ma mère, autre texte présent dans le volume : « Comme c'est dommage, Georges, que c'est Christian qui soit mort. » 3
Photo : Henriette Simenon, la mère de l'écrivain, en visite chez son fils à Lakeville en 1951Pareil aveu n'est pas anodin. Dans la très belle notice de Lettre à ma mère, Benoît Denis remarque que, comme par hasard, Simenon a cessé d'écrire peu après le décès de sa mère et conclut : « Henriette aura été la source d'inspiration la plus constante et la plus importante de l'auteur, qui n'aura cessé d'écrire et de réécrire sa vie pour en faire un véritable roman. Henriette, en somme, n'aura sans doute pas été la mère que l'homme Simenon aurait voulu avoir, mais elle aura été pour le romancier sa "fiction vraie" la plus vitale. » 4
Le volume est donc construit autour de la question autobiographique, comme l'expliquent d'ailleurs Dubois et Denis dans leur préface. Il présente en fait la forme d'un escalier, chaque marche s'éloignant ou se rapprochant plus ou moins du témoignage personnel : Je me souviens et Lettre à ma mère sont plus directement autobiographiques que Pedigree. Les Trois crimes de mes amis entre dans la catégorie des mémoires : si le livre porte l'étiquette « roman », Simenon s'y essaie à dire la vérité sur trois affaires criminelles qui ont touché l'un de ses proches durant sa jeunesse. Le romancier ne se contente pas d'évoquer ainsi d'anciens amis ayant mal tournés : il s'identifie quelque peu à eux et se demande ce qui lui a permis d'échapper à un destin criminel. Ainsi, comme le notent Dubois et Denis, il s'agit d'une « autobiographie oblique » 5. Vient ensuite une série de six romans de la destinée qui résonnent plus ou moins fort – réverbérations sensibles ou échos lointains – avec la question autobiographique : Les Gens d'en face, Malempin, La Vérité sur Bébé Donge, Les Complices, Les Autres, La Chambre bleue.
Éclairés de la sorte, ces romans gagnent en profondeur et en densité. Et il est à parier que cet éclairage vaut pour le reste de l'œuvre. Comment transformer le vécu intime en fiction ? Telle peut être la question qui permet de lire de façon créative tout Simenon. Le troisième tome de La Pléiade ne s'ajoute donc pas seulement aux deux précédents, il les éclaire de façon rétrospective.
Jugement personnel

Certes, un minimum d'honnêteté est ici nécessaire pour avouer que l'auteur de ces quelques lignes n'a pas le droit de prétendre à l'objectivité. Une de ses fonctions universitaires consiste à veiller sur le Fonds Simenon ; Jacques Dubois fut et est toujours un maître et Benoît Denis à la fois un collègue et un ami. Plutôt que de juger ce troisième tome d'une façon faussement neutre, avouons que nous sommes très fier du remarquable travail d'édition accompli par ces deux personnes proches, ainsi que du versant de l'œuvre simenonienne ainsi mise en valeur.
Outre Pedigree, qui comporte quelques-unes des plus belles pages de Simenon (notamment l'éblouissante description d'une manifestation ouvrière place Saint-Lambert à Liège), ce volume propose à ses lecteurs des romans vraiment intéressants. Pointons pour finir un texte peu connu de Simenon, Les Complices, roman captivant, angoissant et ambigu, qui mériterait de figurer, auprès du Bourgmestre de Furnes, du Chat ou des Anneaux de Bicêtre, parmi les incontournables de l'œuvre.
Laurent Demoulin
Mai 2009

Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle. Il est conservateur du Fonds Simenon de l'ULg.
2 Dubois Jacques et Denis Benoît, « Note sur la présente édition », dans Simenon Georges, Pedigree et autres romans, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de La Pléiade, 2009, p. xxxvii
3 Simenon Georges, Lettre à ma mère, dans Pedigree et autres romans, op. cit., p. 1443
4 Denis Benoît, « Notice de Lettre à ma mère », dans Simenon Georges, Pedigree et autres romans, op. cit., p. 1677
5 Dubois Jacques et Denis Benoît, « Préface », dans Simenon Georges, Pedigree et autres romans, op. cit., p. xiii
Toutes photos © Fonds Georges Simenon de l'Université de Liège. Reproduction interdite. Publiées ici avec l'aimable autorisation de M. John Simenon.
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