Simenon, le retour

Consécration au carré : Simenon a droit à un troisième tome dans La Pléiade ! Les deux premiers reprenaient un choix pertinent et irréprochable de 21 romans parmi les 192 que compte l'œuvre. Toutefois, Pedigree manquait. Il ne pouvait être intégré aux premiers volumes en raison de sa longueur, mais aussi de son genre, puisqu'il s'agit du récit romancé de la jeunesse de Simenon. Ce troisième tome, composé de romans autobiographiques, éclaire les deux premiers de façon rétrospective.

 

Réception critique

L'année 2003 fut, chacun s'en souvient, une année simenonienne : non seulement, on fêtait avec faste et fracas les cent ans de la naissance de l'écrivain, mais surtout, le père de Maigret entrait dans la plus prestigieuse des collections de l'édition française : la Bibliothèque de la Pléiade. Et d'emblée, il avait droit à deux volumes.

La presse littéraire s'en émut. Ou plutôt : elle s'émut de la possible émotion qu'une telle consécration pouvait susciter. Chacun annonçait un scandale, mais personne ne se scandalisait. Les critiques n'évoquaient les reproches que l'on pouvait adresser à Simenon que pour mieux y répondre et pour juger, finalement, tout à fait méritée son entrée au panthéon des lettres françaises. La prolepse fut la figure reine de la critique. Ainsi, exemplairement, Didier Sénécal, dans Lire : après avoir cité les détracteurs de Simenon (Paulhan, Nizan, Giono, Rinaldi), après avoir expliqué que le romancier avait vendu à ses ennemis la corde pour le pendre (en commençant par écrire des romans populaires puis en s'adonnant au roman policier, en écrivant beaucoup trop, en se répétant, en se comportant en homme d'affaires, en publiant des Dictées considérées comme séniles), après avoir tenu dans sa chronique des propos carrément injurieux au sujet de l'homme (« m'as-tu vu, nouveau riche, vulgaire, peureux »), Sénécal finissait son article par un éloge dithyrambique de l'écrivain. Qu'on en juge : « À elle seule, la série des Maigret lui vaudrait une place éminente dans la littérature du xxe siècle. Mais il a, de surcroît, écrit des drames d'une noirceur digne de son maître Dostoïevski, comme Le Bourgmestre de Furnes ou La neige était sale. Peintre de l'ombre, il a aussi fait jaillir la lumière dans Le Petit Saint. Et il faut vraiment être aussi myope qu'un juré du prix Nobel pour placer L'Étranger et La Peste au-dessus de La Fuite de Monsieur Monde et des Anneaux de Bicêtre. Alors, "Balzac du pauvre" ou "Dostoïevski belge" ? Oui, si l'on veut, mais à ce compte Balzac est le Simenon du pauvre et Dostoïevski le Simenon russe. » 1

Simenon à Tcson en 1947

Le scandale attendu (ou espéré) n'eut donc pas lieu. Mais l'on pouvait se demander qui allait s'offrir les deux volumes de Simenon dans La Pléiade. Les vrais admirateurs de l'écrivain possédaient une des éditions complètes de son œuvre, celle parue aux éditions de La Rencontre ou celle proposée par Omnibus. Et chacun avait déjà chez soi, semblait-il, tant de Maigret achetés au supermarché, dans les gares, chez les bouquinistes ou en librairie, tant de « romans durs » lus et relus, en vacances, dans le train ou en soirée. Tout le monde avait assisté au duel conjugal opposant Gabin et Signoret dans l'adaptation cinématographique du Chat ou avait surpris les baisers échangés en cachette par Trintignant et Romy Schneider dans celle du Train. Et les téléspectateurs trop jeunes pour avoir vu Maigret interprété par Gabin, Michel Simon ou Jean Richard ne pouvaient pas ne pas connaître du moins la version de Bruno Crémer. Et pourtant, comme toujours avec notre homme, les ventes dépassèrent les prévisions les plus optimistes, faisant de Simenon après Saint-Exupéry, l'un des best-sellers de la collection. Les lecteurs, semble-t-il, voulurent participer à la consécration officielle de l'écrivain. Ils tinrent à ce que, dans leur bibliothèque personnelle aussi, Simenon quitte la jaquette populaire des Presses de la Cité et revêtisse l'habit élégant, brun, vert et serti d'or fin, de la prestigieuse collection.

Photo : Simenon en cow-boy à Tucson en 1947 

Pedigree et l'absence de Maigret

Consécration au carré, La Pléiade propose aujourd'hui un troisième volume des œuvres de Simenon, comme pour éteindre définitivement un incendie qui ne s'est pas déclaré. Il ne s'agit même plus de sanctifier Simenon au sein des écrivains en le faisant entrer dans la collection, mais de le sortir du nombre des auteurs déjà promus par La Pléiade en lui offrant un opus supplémentaire.

Les premiers tomes se présentaient pourtant comme un tout, un ensemble représentatif qui n'appelait pas de prolongement, ce que matérialisait le coffret les enfermant tous deux. La sélection proposée par Jacques Dubois et Benoît Denis, les maîtres d'œuvre de cette édition, était à la fois engagée et irréprochable : les vingt et un romans choisis comportaient les chefs-d'œuvre attendus et des trouvailles plus rares et l'on proposait aux lecteurs un dosage équilibré de Maigret et de « romans de la destinée ». Bien entendu, comme Simenon a écrit 192 romans, il était impossible de contenter tout le monde, mais l'essentiel était bel et bien là... sauf sur un point.

Simenon à Tucson en 1947

Un texte capital manquait à l'appel, un roman à la fois différent des autres et au cœur de ceux-ci : Pedigree, le récit romancé de l'enfance de l'écrivain. Dubois et Denis expliquent a posteriori cette absence que l'on a probablement dû si souvent leur reprocher : « En 2003, la Bibliothèque de la Pléiade accueillait un choix de vingt et un romans de Simenon rassemblés en deux tomes. Si Pedigree (1948), roman essentiel à la connaissance de l'œuvre, ne figurait pas dans ce choix, c'est que sa longueur aurait déséquilibré les volumes. »2 Et il est vrai que Pedigree dépasse de loin en nombre de pages les autres livres de Simenon : il est presque cinq fois plus long qu'un roman habituel de l'auteur.


Aussi Pedigree est-il au centre de ce tome supplémentaire, qui ne s'intitule pas « Simenon Romans III » à la suite des deux autres, mais « Simenon Pedigree et autres romans », comme pour marquer le fait qu'il s'agit d'un nouveau projet éditorial et non d'une simple suite. Et, en effet, si les deux premiers tomes sont représentatifs de l'œuvre dans son ensemble, celui-ci est quelque peu excentré, ne fût-ce que sur un point : il ne contient pas la moindre enquête du commissaire Maigret. Cela se justifie : contrairement à ce que l'on pense spontanément, les Maigret ne constituent pas, quantitativement parlant, l'essentiel de l'œuvre. Sur les 192 romans de Simenon, on n'en compte que 76.

Néanmoins, pareil parti éditorial est courageux, dans la mesure où, aujourd'hui encore, ce sont les enquêtes du commissaire qui se vendent le mieux et qui se traduisent le plus de par le monde. Il faut le souligner : si ce troisième tome constitue une consécration au carré, c'est aussi parce que, pour la première fois, Simenon sort sans son double policier. Et que l'on prise ou non les romans policiers, il faut admettre que l'écrivain se montre plus ambitieux d'un point de vue littéraire dans ce qu'il appelait lui-même ses « romans durs ».

 

Photo : Simenon et sa seconde épouse, Denyse, à Tucson en 1948
 


Toutes photos  © Fonds Georges Simenon de l'ULg. Reproduction interdite. Publiées ici avec l'aimable autorisation de M. John Simenon.

 

 

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