Dans Les trois crimes de mes amis, Simenon fait directement un retour sur ses années d'émancipation à Liège.
Il s'agit en effet d'un récit, presque documentaire, et non d'un roman, où Simenon se souvient de trois jeunes gens qu'il fréquentait à Liège, pas vraiment des gangsters, mais enfin : des jeunes gens qui ont mal tourné, qui ont été jusqu'au crime, et qui ont parfois été lourdement condamnés. Le livre est néanmoins paru sous l'étiquette de « roman », demandée par Gaston Gallimard pour se protéger d'éventuelles suites judiciaires. Il est, bien sûr, pour Simenon, un travail de mémoire sur un milieu qui l'a toujours fasciné, celui des voyous, de la déviance, de la violence, de l'anarchisme aussi.
On ne peut pas non plus manquer de faire le rapprochement avec Pedigree, où apparaît curieusement un personnage annexe, Félix Marette. Il n'est pas vraiment bien intégré au récit, mais il se caractérise également par son tempérament anarchiste, avant qu'il ne poursuive son existence comme journaliste à Paris. Ici également, on perçoit le parallèle avec Simenon, tel qu'il n'a pas été, mais tel qu'il aurait pu être. On peut penser qu'en faisant le portrait de ses trois « amis », Simenon leur rend d'une certaine manière hommage, malgré leurs vies ratées. Ces vies ratées, que le romancier à succès qu'il est devenu regarde un peu comme en miroir.

Pourrait-on dire que Pedigree, mais également ces autres romans, donnent l'image d'un Simenon psychologiquement plus humain ?
Certainement, même si l'humain n'est jamais loin chez lui : regardez Maigret. Mais il semble clair que la dimension subjective de ces textes nous présente un Simenon très douloureusement sensible à ce qui se passe, et à ce qui s'est passé pour lui, dans l'enfance.
En ce sens, le texte de Lettre à ma mère nous apparaissait, à Benoît Denis et moi-même, comme le complément indispensable de Pedigree, en ce qu'il éclaire une autre facette de la mère de Roger Mamelin, Élise. Simenon se montre d'une extrême dureté dans le roman, puisqu'il fait également complètement disparaître son frère cadet, Christian, qui était le préféré de sa mère : Roger n'a pas de frère, Simenon en a un. D'un bout à l'autre, on perçoit tout ce que Simenon règle comme comptes avec son passé, et tout ce qui, chez lui, reste une souffrance, jusqu'à la fin.
À quels lecteurs, selon vous, s'adresse ce troisième volume de Simenon ? Les deux premiers volumes ont connu un grand succès critique et commercial, alors que les éditions de Simenon n'ont jamais manqué sur le marché.
Je suis toujours assez surpris par le public de Simenon. Il ne me semble jamais définitif, et sans doute la masse de ses livres y est-elle pour beaucoup. Maintenant, il faudra voir ce que les jeunes générations continueront à lire de lui. Mais je pense qu'on découvrira ici un Simenon assez littéraire, dans la mesure où il n'y est pas vraiment question d'enquêtes policières, ni de commissaire.
Photo © Collection Fonds Simenon. Reproduction interdite. Publiée ici avec l'aimable autorisation de M. John Simenon. - Georges Simenon et sa mère, à Lakeville en 1951Et les questions que Simenon aborde, sur l'autobiographie et la fiction, la méthode qu'il utilise pour les rendre perméables l'une à l'autre, me semblent proches de certaines préoccupations d'un certain type de roman contemporain. Mais je rencontre aussi des gens qui me disent : vous savez, je suis à la retraite, et je viens de commencer à lire tout Simenon. Je comprends ça : Simenon, c'est un peu comme Balzac, on l'engloutit et il vous engloutit.
Propos recueillis par Alain Delaunois
Mai 2009

Professeur émérite de l'ULg, Jacques Dubois est connu pour ses livres sur Proust et Stendhal et son édition en Pléiade de Simenon (avec Benoît Denis). Il collabore au Bookclub de Mediapart (Paris).

Alain Delaunois est journaliste à la RTBF et enseigne la pratique de la critique culturelle au Département Arts et Sciences de la Communication.
Simenon, Pedigree et autres romans. Édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1700 p.