Simenon, Pedigree, le roman autobiographique et la fiction

Comme pour les deux tomes déjà parus en 2003, Jacques Dubois et Benoît Denis sont les éditeurs du troisième volume des œuvres de Simenon, publié dans la Bibliothèque  de La Pléiade. Jacques Dubois précise les options retenues pour réunir les dix livres de cette édition.

pedigree

Ce troisième tome dans La Pléiade a pour titre générique Pedigree et autres romans. Quel a été votre fil rouge pour sélectionner ces romans ?

Jacques Dubois : Il nous est apparu, à Benoît Denis et moi-même, que si Pedigree s'imposait, c'est bien parce qu'il s'agit d'un livre majeur, et hors norme, de l'écrivain : par sa longueur inhabituelle, plus de cinq cents pages, par ses ambitions ─ reconstituer une grande fresque de la toute petite bourgeoisie, à laquelle appartenait la famille Simenon, durant l'entre-deux-guerres ─ et par sa genèse, puisqu'il est constitué d'une réécriture, largement modifiée, et à la troisième personne, de Je me souviens... , paru en 1945, et qu'il écrivit à l'intention de son fils Marc.

Pedigree, qui est postérieur de trois ans à Je me souviens..., est un livre où Simenon se raconte, enfant et adolescent, à travers le personnage de Roger Mamelin. Nous aurions pu constituer un ensemble de textes autour de la mémoire, puisque Simenon a également publié de nombreuses Dictées, mais aussi écrit, après le suicide de sa fille, ses Mémoires intimes. Mais il nous a paru plus intéressant de rassembler autour de Pedigree des livres où le travail de mémoire de l'homme nourrit la fiction du romancier. En suivant ce fil rouge, en partie autobiographique, nous avons retenu dix ouvrages qui s'échelonnent chronologiquement, des années 30 au début des années 60. C'est un peu un hasard au départ, mais cette ligne du temps nous a finalement permis d'approcher Simenon dans une continuité qui donne à ce volume une réelle cohérence, à travers des livres forts.

Pedigree a connu un assez large succès à sa parution. Mais ce succès a eu ses revers, puisque Simenon a dû faire face à plusieurs procès.

En effet, mais la publication de Pedigree, dont l'écriture avait été encouragée par Gide et Gaston Gallimard, sera d'abord l'occasion d'une rupture, et justement avec Gallimard : depuis quelques années, Simenon se plaignait des mauvaises conditions que lui faisait la maison, alors qu'il avait plutôt de bons résultats de vente. Il confiera donc la publication à un jeune éditeur prometteur, Sven Nielsen, fondateur des Presses de la Cité.  Mais Pedigree avait d'abord paru sous forme de feuilleton en Belgique, dans un hebdomadaire bruxellois grand public. Certaines personnes se reconnaissent nommément dans le roman et s'estiment diffamées par l'auteur. Entre 1948 et 1952, Simenon sera donc cité à comparaître en justice à trois reprises, et condamné à verser des sommes légères, au titre de dommages et intérêts.

Dès 1952, une deuxième édition de Pedigree voit le jour, avec des passages supprimés et des modifications de noms, avant une autre version, modifiée mais définitive, en 1958 : celle que nous avons retenue.

Cette aventure éclaire bien toute la difficulté qu'il y a à percevoir Pedigree comme une fiction, puisqu'il est largement autobiographique et que d'autres personnes que Simenon s'y sont aisément reconnues. On touche là à la reconstruction romanesque opérée par l'auteur, et à son souhait d'écrire un roman qui soit un mélange complet du réel et de l'imaginaire. C'est un aspect très intéressant de son travail d'écrivain.     

Justement, votre sélection comporte des romans, comme Malempin (1940), La vérité sur Bébé Donge (1942), ou La chambre bleue (1964), mais également des récits, tels que Les trois crimes de mes amis (1938), et le fameux Lettre à ma mère (1974).

Oui, car il aurait été difficile de s'en tenir, avec un romancier tel que Simenon, à une distinction formelle. L'autobiographie et le roman fonctionnent chez lui en système, sur une échelle graduée qui va de l'autobiographique pur au romanesque façonné par le vécu. L'écriture de Simenon imbrique les éléments réels à la fiction, mais à bien des égards elle recompose aussi la mémoire du réel. En voici deux exemples assez frappants.

Dans Pedigree, on trouve une très belle évocation d'une manifestation populaire, qui se serait déroulée à Liège. Telle que Simenon la raconte, elle n'a pas pu exister, en tout cas pas à ce moment-là, ni dans ces circonstances. Mais Simenon, qui avait une mémoire extraordinaire, ne s'est pas trompé. Il a tout simplement « écrit » cette manifestation, en ayant à l'esprit une série d'éléments de sa jeunesse qu'il a magistralement assemblés.

Autre exemple, le roman Les gens d'en face, paru en 1933, dont l'action se déroule à Batum, sur les bords de la Mer Noire. C'est probablement l'un des livres les plus exotiques, mais aussi politiques de Simenon. Il l'a écrit au retour d'un voyage qu'il fit en 1933, en Turquie et dans la partie méridionale de l'U.R.S.S. Il y découvrit l'ampleur de la misère, une paupérisation croissante dans la population, et l'oppression du pouvoir de Staline. Il est intéressant de confronter Les Gens d'en face à un reportage que le même Simenon rédigera un peu plus tard, en 1934, Peuples qui ont faim. On verra qu'en laissant libre place aux réflexions, aux hantises, et à la subjectivité du personnage principal, le roman nuance assez nettement les propos qui apparaissent de façon beaucoup plus univoque dans le reportage.

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