Jirô Taniguchi, un mangaka intronisé auteur

Influencé par la bande dessinée européenne, Jirô Taniguchi s'est extrait du cadre de la BD japonaise stricte et a acquis le statut d'auteur en France grâce à des albums de haute tenue artistique et morale. À quand un Grand Prix à Angoulême, festival où il a déjà été primé deux fois pour le scénario et le dessin ?

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C'est à Casterman que l'on doit la découverte en français de Jirô Taniguchi. En 1995, au moment où le phénomène manga commence à déferler chez nous, l'éditeur tournaisien lance une collection au format poche sobrement intitulée « Manga », dont le sens de la lecture est le nôtre et non celui, inversé, des Japonais. Avant de rapidement disparaître, cette collection révèle cet auteur de trente-huit ans grâce à deux titres, L'homme qui marche et Le chien Blanco. En 1999, Casterman récidive en proposant en trois tomes ce qui reste le chef d'œuvre de son auteur, Le Journal de mon père, sous l'aspect de la BD franco-belge traditionnelle. Il faut pourtant attendre 2002 et la toute nouvelle collection Écritures pour que le maître nippon trouve, avec Quartier lointain, une autre de ses œuvres maîtresses, sa juste place sur le terrain du 9e Art francophone. Depuis, cette famille d'albums noir et blanc au format « roman » a accueilli une demi-douzaine de ses livres, L'orme du Caucase, Terre de rêves, Un ciel radieux, la réédition de L'Homme qui marche et, prochainement, Un zoo en hiver.

Entre-temps, l'éditeur a créé Sakka (« auteur » en japonais), une collection dirigée par Frédéric Boilet, dessinateur qui réside depuis 1997 à Tokyo, où les albums sont publiés en version originale, c'est-à-dire lus en commençant par la fin. Quatre titres de Taniguchi y figurent: L'homme de la Toundra, Le gourmet solitaire, Le sauveteur et la reprise de Blanco. Et ce n'est pas tout. Depuis l'an dernier, c'est de nouveau sous le format album que paraissent les nouvelles histoires de l'auteur, tels La Montagne magique et Le Promeneur.

La vénérable maison belge n'est pourtant pas la seule à inscrire Taniguchi à son catalogue. Tandis que le Seuil publie les cinq tomes d'Au temps de Botchan et Panini, Le livre du vent, Kana diffuse, à partir de 2004, deux vastes cycles, Le Sommet des dieux et Seton, ainsi qu'Icare (scénario de Moebius), K et L'Encyclopédie des animaux de la préhistoire.

Ces traductions, qui couvrent quelque vingt ans de la production de Taniguchi, paraissent dans le désordre et ne reflètent donc pas la chronologie originale de leur réalisation. Mêmes si les dernières parutions Casterman correspondent à des travaux récents du dessinateur.

Un calme intérieur prenant

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On retrouve, dans son œuvre, une constante attention apportée à la nature, dont sont mises en évidence la beauté et son apport serein, à l'observation, un attachement à la famille, très présente, et un fréquent retour au passé et à l'enfance. Il se dégage de ses albums, habités par une authentique bonté, un calme intérieur extrêmement prenant, une sagesse profonde qui les distingue de la majeure partie de la production manga.

Ses histoires sont également fortement teintées d'autobiographie. Et principalement Le journal de mon père qui se déroule à Tottori où son père tenait un salon de coiffure. Ce récit, dessiné au milieu des années 1990, est né des sentiments inspirés par son retour dans sa famille quelques années auparavant. « Avec les années, on connaît le bonheur d'avoir des racines », confiait-il à sa sortie. Ajoutant ne « pas être sûr que le moyen d'expression que j'ai choisi, la BD, soit en mesure de rendre parfaitement le drame intérieur extrêmement abstrait qui fait l'essence de ce récit, à savoir le ressentiment d'un fils à l'égard de son père qui dure depuis l'enfance. »

Jirô Taniguchi est l'un des rares mangaka (auteur BD japonais) à être sorti du cadre du (ou de la) manga pour toucher un public plus large, réfractaire à cette BD, et même atteindre le statut d'auteur à part entière. Probablement parce que ses histoires, tant dans leur facture d'une impeccable délicatesse que dans leur contenu profondément émouvant, même si elles s'ancrent dans la réalité et l'imaginaire nippons, sont très proches de la tradition européenne. C'est au début des années 1970, alors qu'il est assistant d'un dessinateur, qu'il découvre « un genre de manga [qu'il n'avait] encore jamais vu » et dont « la netteté du dessin et la clarté de la composition » le fascinent autant que le séduisent. « La manière de représenter les personnages et l'utilisation des contrastes étaient très particulières et m'ont semblé très réalistes, se souvient-il. Je découvrais des styles variés, très personnels à chaque auteur, qui donnaient une grande force au récit et à la description des sentiments intimes, ce qui m'inspirait beaucoup. »


Ce qui est frappant, chez Taniguchi, c'est le mélange des genres. Si le récit intimiste semble avoir les faveurs de cet artiste qui revendique une influence directe du cinéaste Ozu, avec des héros issus de la vie quotidienne et un poignant travail sur les silences et les non-dits (jusqu'à supprimer quasiment tout texte dans L'Homme qui marche), ne sont oubliés ni l'aventure (K, Le Sommet des dieux, L'Homme de la Toundra, Blanco), ni la SF (Icare), ni le polar (Le Sauveteur), ni même le passé historique. Dans Au temps des Botchan (cinq épisodes), Taniguchi retrace la vie artistique sous l'ère Meiji (début du XXe siècle) et dans Seton (quatre tomes), il raconte des moments de la vie du naturaliste américain Ernest Thompson Seton qui vécut à la fin du XIXe siècle.

« Si mes mangas ont quelque chose d'asiatique, déclare-t-il à l'écrivain Jean-Philippe Toussaint en postface du Promeneur, album paru en 2008, c'est peut-être parce que, plutôt que de m'intéresser aux méandres d'une histoire, je m'attache à rendre au plus près la réalité quotidienne des sentiments des personnages. Si on y pénètre en profondeur, une histoire peut apparaître même dans les plus petits et les plus banals événements quotidiens. C'est à partir de ces moments infimes que je crée mes mangas. »

Michel Paquot
Mai 2009

 

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Michel Paquot est journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines culturels et littéraires.

 


 

Derniers albums de Taniguchi parus chez Casterman: Blanco, T1 (coll. Sakka) et Un zoo en hiver (coll. Ecritures)