Conversation avec Yves Namur, médecin, poète, éditeur et académicien

Est-il fréquent qu'un médecin ait une activité littéraire ? Comment réagissent vos patients ?

yves namur

On connaît Lorand Gaspar, qui est chirurgien. Pensons aussi à Céline, à Breton qui devait hélas interrompre ses études de médecine, ou comme Paul Celan que l'histoire aura empêché de devenir médecin. Plusieurs romanciers étaient médecins ou le sont. Savez-vous que Sir Arthur Conan Doyle, l'auteur de Sherlock Holmes, était un médecin réputé au XIXe siècle ? Sous la lampe rouge est un merveilleux livre de nouvelles où la médecine et les malades sont au cœur de l'écriture.

En ce qui me concerne, je ne crois pas qu'il y ait de véritables liens entre les deux activités. Si ce n'est peut-être aujourd'hui le regard que je porte sur l'homme, sa souffrance, sa douleur et sa mort. La mort, voilà peut-être le dénominateur commun entre médecine et poésie.

photo © Anne-Françoise Namur 

Je dois avouer que jusque dans les années nonante, je cachais assez volontiers ce « vice » pour la poésie... jusqu'au jour où des patients sont tombés sur mon nom dans le Dictionnaire des Belges ! Il m'arrive parfois d'entendre des patients me dire qu'ils sont fiers d'avoir un médecin qui écrive des livres ! Etonnant non ? Même s'ils en ignorent certainement le contenu ! Par contre cela m'autorise à déposer dans ma salle d'attente des tas de revues de poésie plutôt que de la presse féminine sans goût ! Et curieusement les gens lisent, questionnent ou emportent des revues. Ma salle d'attente est une « aubette à poèmes » que l'on emporte pour mon plus grand plaisir.

Il y a l'un ou l'autre patient qui écrit, des voisins aussi... mais je dois humblement avouer que cela me gêne de parler littérature avec eux qui presque toujours n'ont rien lu de la poésie contemporaine. Parfois il m'arrive d'oser dire : « allez lire telle ou telle anthologie ». Un journaliste, qui était aussi mon patient, a écrit cela dans son journal La nouvelle Gazette : « Quand nous donnera-t-il sur ses ordonnances des poèmes plutôt que des médicaments ». Les journaux médicaux ont rendu compte de mon entrée à l'Académie. Certains collègues, je le sais, lisent mes livres, « Dieu ou quelque chose comme ça » en particulier, peut-être parce que c'est une prose plus abordable que la poésie.

Quel regard portez-vous sur votre parcours en poésie, au fil du temps, et en particulier sur vos rencontres avec le poète Jacques Izoard et le "groupe de Liège" des années 70...

C'est étrange ce regard rétrospectif qui fait déjà de soi-même un objet dans le temps ! Il me semble pourtant que cela s'est passé il y a si peu de temps ou plutôt que tout cela est encore du présent. Mes premières influences belges étaient les Miguel, Fernand Verhesen et Jacques Izoard. Ce sont Cécile et André Miguel qui m'ont tout donné, comme ils l'ont fait avec Hubin, Verheggen ou Crickillon. Que de livres reçus ! Et toujours chez eux cet apprentissage du multiple, de la voix diverse. Je dirais qu'ils m'ont « élevé », comme on apprend les bonnes manières à un enfant ou ce qu'il ne faut pas faire. J'avais 18 ou 19 ans et je tombais dans ce milieu-là de la création. Quel bonheur !

Fernand Verhesen fut tout un temps le passeur dont j'avais aussi besoin. J'étais attiré par sa « mise en page » du poème, la place du poème dans l'espace, les possibilités qu'offraient le blanc ou le vide. Ce fut la tentation du minimalisme auquel j'ai pleinement souscrit...

Quant à Jacques Izoard, il fut pour moi la découverte du pouvoir et de la richesse du « mot ». Il n'y a que lui pour avoir fait vivre ainsi un mot ou une image. Vêtu, dévêtu, libre est un chef d'œuvre et un cadeau pour notre génération d'écrivains. Encore fallait-il la force de s'en éloigner ou de l'assimiler sans pour autant l'imiter purement et simplement comme ce fut le cas pour de nombreux poètes liégeois de l'époque.

En prenant quelque peu de la hauteur je dirais que mes maîtres furent et sont encore Jabès, Juarroz, Rilke et Celan. En poésie, on travaille toujours sur des ruines, mais quelles ruines !

Votre maison d'édition Le Taillis Pré, votre itinéraire poétique, c'est aussi une histoire d'amitiés. Les poètes que vous publiez semblent former une véritable famille...

Liliane Wouters, c'est d'abord la grande sœur, la confidente, l'amie. Celle aussi par qui j'ai pu entrer dans « la forme fixe » d'un poème sans me rebeller. Liliane Wouters, c'est aussi cet admirable Journal du scribe qui m'a rapproché d'elle, son livre inspiré comme elle le dit elle-même. Et puis nous avons en commun cette passion de l'anthologie... Le Taillis Pré, c'est aussi une famille, assez ouverte il est vrai. Avec ce noyau dur fait de Gaspard Hons, Michel Lambiotte, Philippe Jones ou Verhesen. En y ajoutant Izoard que j'ai publié à deux reprises (j'aurais aimé plus)... Voilà probablement le socle local du Taillis Pré, un Taillis Pré ouvert au monde : des publications de Cummings, Juarroz, Eliraz, etc.

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