La Fortune des Liaisons dangereuses
1960

Le 20e siècle n'a pas vu s'éteindre les imitations de l'œuvre. Elles occupent la scène ; les romans s'inscrivent dans le sillon de l'œuvre tout en recherchant parfois de nouvelles stratégies narratives ou en actualisant la forme de l'œuvre (par exemple, les lettres devenant des sms ou des messages électroniques pour toucher peut-être le public adolescent qui s'engoue pour l'œuvre).

Mais le grand changement de la seconde moitié du siècle est dû surtout aux nouveaux moyens techniques qui s'emparent du roman pour lui offrir une carrière filmique qui a évidemment de l'influence, l'œuvre se faisant connaître désormais aussi via cette nouvelle médiatisation. Les Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim et de Roger Vailland (1959), les films de Stephen Frears (Dangerous Liaisons, 1989) et de Milos Forman (Valmont, 1989), et même Cruel Intentions de Roger Kumble (1999), sont dans toutes les mémoires, mais on connaît sans doute moins le téléfilm de Josée Dayan (2003) ou le film de Lee Jae-yong, Scandale (2003)... On apprendra peut-être le rôle que l'adaptation théâtrale de Christopher Hampton a joué comme intermédiaire entre l'œuvre de Laclos et les films les plus célèbres qu'elle a suscités.

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Les pièces du dossier, souvent des extraits, sont offertes dans l'ordre chronologique mêlant les genres et les supports. On découvre des textes : notes critiques, créations littéraires (dramatiques, romanesques, poétiques), paroles de chansons, scénarios de films. Des images : illustrations du roman, affiches ou photos de films. À épingler, moins pour relever son statut intermédiaire que pour sourire de sa présence en Pléiade : une page du « ciné-roman » d'après le film de Roger Vadim et de Roger Vailland (Les Liaisons dangereuses 1960, ciné-roman, 1961, p. 723).

On aurait peut-être gagné à pouvoir lire en tête du dossier la notice de présentation qui, selon les habitudes de la collection, figure en toute discrétion avec les notes en fin de volume. On aurait aperçu d'emblée l'articulation de l'ensemble, voilée par la présentation chronologique de ses éléments. Il y a en effet trois séries : les commentaires de l'œuvre, les illustrations, les adaptations et réécritures. Les illustrations souffrent un peu du mode d'insertion adopté : forcément coupées du texte, elles viennent nues, et il faut se reporter laborieusement à la fin du volume pour trouver une note technique qui ne suffit peut-être pas au profane pour les apprécier vraiment. À cet égard, Laclos en images par Michel Delon et Michèle Sajours D'Oria sur les éditions illustrées des Liaisons dangereuses reste irremplaçable. Mais le dossier constitué par Catriona Seth, tel qu'il est, bien encadré par l'introduction et les notes et notices qui suivent, est à la fois instructif et stimulant. On peut aborder ce que des grands noms – Baudelaire, Gide, Suarès, Giraudoux, Malraux... – ont écrit sur les Liaisons, mais entendre aussi les voix d'Arsène Houssaye ou de Heinrich Mann. Les productions dérivées des Liaisons nous dépaysent parfois fortement, comme ces chansons pathétiques de la fin du 18e siècle qui laissent entendre les plaintes des victimes, Cécile ou la Présidente de Tourvel. Des réseaux thématiques sont esquissés. Ainsi, la « mort de Valmont » intervient dans le ciné-roman déjà cité ; dans l'adaptation de Christopher Hampton (1985) et dans le scénario qu'il donna pour le film de Stephen Frears ; dans une photo du film ; dans son découpage après montage par Pierre Kandel... Bref, parcourir en liberté le volumineux dossier préparé par Catriona Seth, même après avoir été guidé par une introduction solide, c'est aller au-devant de surprises qui font naître l'envie de lire (ou de chercher) au-delà des échantillons proposés.

Mais le mérite de ce nouveau volume de la Pléiade n'est pas seulement dans son dossier ; il est aussi dans les vraies questions qui sont posées.

Illustration de la lettre XCVI des Liaisons Dangereuses, 1796 
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Alice, au pays des merveilles, a bu une potion qui l'a réduite à la taille qu'il faut pour entrer dans le terrier du lapin. Elle a peur de disparaître comme une bougie et essaie « d'imaginer à quoi ressemble la flamme d'une bougie une fois que la bougie est éteinte... » (Lewis Carroll, ch. I). Les succès littéraires, qui subsistent en volumes conservés dans nos bibliothèques, mais ne font plus l'objet d'une lecture naïve, sont peut-être ce qui illustre le mieux ce reste disparu. Le roman de Laclos pose aussi une autre question, aussi étrange que celle d'Alice : que devient la bougie quand la flamme ne s'éteint pas ? Et d'ailleurs pourquoi ne s'éteint-elle pas ? L'introduction de Catriona Seth et le dossier sur la réception de l'œuvre envisagent ces questions et permettent d'y réfléchir. Une explication est avancée dans l'introduction : Les Liaisons dangereuses, œuvre ancrée dans son époque, le 18e siècle finissant, est aussi une analyse intemporelle, donc toujours d'actualité. Les vengeances amoureuses sont aussi de notre époque. Il est sans doute toujours excitant de faire chuter une femme fidèle, et encore scabreux de détourner une mineure. Par ailleurs, on a pu voir que l'œuvre, même dans ce qu'elle a d'ancré dans son temps, est aussi malléable : la peinture des mœurs d'aristocrates à la fin du 18e siècle est susceptible d'interprétations politiques, morales, littéraires qui se renouvellent. L'œuvre est-elle réactionnaire ou a-t-elle favorisé la Révolution ? Est-elle réaliste ou non ? Le personnage de Madame de Merteuil, dont la nouveauté a été soulignée, manifeste une émancipation qui peut prendre une signification variable. Finalement, cette nouvelle édition de la Pléiade met en avant l'ambiguïté de l'œuvre, ce qui est une manière de la laisser continuer sa vie et de ranimer la flamme. Mais elle manifeste aussi que la permanence de la flamme n'est pas sans incidences sur la bougie, ou du moins sur son image. L'éditrice le souligne : « Si tous les documents que nous reproduisons sont, à leur façon, des hommages à l'auteur des Liaisons dangereuses, gageons qu'il aurait parfois eu du mal à y retrouver ses petits... »

Il ne faudrait pas conclure sans revenir à l'essentiel : l'édition du texte même des Liaisons dangereuses. Par rapport à celle qui figure dans les Œuvres complètes de Laclos en Pléiade (éd. Versini), on notera qu'ici Catriona Seth a choisi de présenter, non plus la deuxième édition – corrigée – de 1782, ce qui est un choix traditionnel, respecté par Versini, mais une très rare édition de 1787, dite « édition de Nantes », qui était pour Laclos « la moins mauvaise » de son roman (Lettre de Laclos à son fils du 19 juillet 1802). Elle a deux particularités intéressantes. D'abord, elle adjoint au roman des Poésies et des lettres que se sont échangées Laclos et une romancière, Madame Riccoboni. (Ces lettres, rassemblant « à peu près tout ce qui s'est dit et peut se dire pour ou contre le roman » font que l'édition de Nantes est en quelque sorte la matrice de cette nouvelle édition en Pléiade qui fait une place à la réception du roman.) Ensuite, un troisième texte liminaire, l'Avertissement du libraire, vient s'ajouter à l'Avertissement de l'éditeur et à la Préface du rédacteur. Il réfère directement à l'échange de lettres entre Laclos et Madame Riccoboni, et affirme, avec malice, que ce supplément fait que l'édition s'adresse tout particulièrement aux personnes qui ne lisent pas les livres qu'elles achètent.... Ceux qui s'informeront sur la réception des Liaisons dangereuses grâce au dossier préparé par Catriona Seth ne se dispenseront de lire ou de relire le texte de Laclos, d'autant que l'édition offre ce qu'on attend d'un volume de la Pléiade aujourd'hui : un texte fiable et lisible (l'orthographe est modernisée, et la ponctuation respectée), un choix de variantes, une annotation fouillée. Une chronologie présente Laclos, et un choix bibliographique oriente le lecteur dans la masse des publications sur le roman et sur son auteur.

Françoise Tilkin
Juillet 2011

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Françoise Tilkin
enseigne la littérature des 17e et 18e siècles.

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