
Les Liaisons dangereuses viennent d'être publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade pour la quatrième fois. Quand on sait qu'une entrée dans la célèbre collection apporte la consécration dans le champ littéraire, on est tenté de s'interroger sur le statut de l'œuvre de Laclos ou sur l'intérêt de cette nouvelle publication.
L'œuvre, publiée en 1782 dans la France des Lumières, est un chef-d'œuvre absolu et « un des plus grands livres du patrimoine mondial ». La cause est entendue. Catriona Seth, qui signe cette nouvelle édition, a le mérite de poser la question du pourquoi et de tenter de montrer comment le texte a pris la place enviable qu'il occupe aujourd'hui dans notre culture.
Les quatre éditions de La Pléiade ont ou ont eu chacune leur rôle à jouer. En 1932, Maurice Allem, en ouvrant à l'œuvre la porte de la collection (qui alors n'appartenait pas encore à la maison Gallimard) introduit Laclos dans le club fermé des classiques, à côté de Racine, Voltaire, Baudelaire ou Stendhal. L'édition fait date, mais elle est centrée sur les seules Liaisons dangereuses. Maurice Allem reprend sa copie et donne en 1943 les Œuvres complètes de Laclos. En 1979, Laurent Versini, qui a publié en 1968, Laclos et la tradition, une véritable somme sur Les Liaisons dangereuses, parfait l'opération en donnant aussi la correspondance. C'est dans cette édition, qui figure toujours dans le catalogue Gallimard, qu'il faut encore aborder les Œuvres complètes de Laclos. L'édition de 2011 a sa spécificité : centrée sur le roman-phare de l'auteur, elle sera surtout celle qui en étudie la réception de 1782 à nos jours et donne à lire, mais aussi à voir, dans une volumineuse anthologie (318 pages, notes et notices comprises), des documents divers qui permettent de juger ou d'apprécier sur pièces l'accueil de l'œuvre, sa lecture et les créations qu'elle a suscitées.
Rien apparemment ne prédisposait le roman à devenir un best-seller qui allait être soumis sans fin à la critique et s'offrir aux inspirations diverses. En 1782, un officier signe un contrat avec un « libraire ». Le document, qu'on peut lire dans l'édition (p.809-810), montre que ni l'un ni l'autre n'attendent des miracles du Danger des liaisons. Pourtant, Les Liaisons dangereuses – le titre a été modifié avant la première impression – connaît un grand retentissement. Monsieur C... de L... est bien vite identifié. La réputation du livre est toute de suite ambiguë. Certains s'horrifient, mais souvent on admire en s'horrifiant : la qualité de l'œuvre est reconnue, mais on craint pour la vertu des lecteurs. Un critique se demande si le mieux ne serait pas d'éviter de parler du livre...
Effectivement, même négative, la critique fait de la publicité au roman, qui est lu comme un livre dangereux – « le plus » ou « le seul » dangereux (selon d'Allonville ou André Suarès). À une époque où l'on n'est pas loin de croire que toute fiction peut pervertir l'âme, la diffusion de l'œuvre sera freinée, mais pas interdite. Les lecteurs se pervertissent peut-être (la corruption par l'œuvre devient d'ailleurs un motif littéraire à la fin du siècle), mais pour sauver la face, il suffit de ne pas avouer qu'on le lit, de proclamer qu'on ne le lit pas, ou, comme Marie-Antoinette, qui posséda une édition des Liaisons conservée à la Bibliothèque nationale, de le faire relier sans page de titre...
Dès sa parution, les rééditions et les traductions attestent du succès de l'œuvre, comme d'ailleurs les produits dérivés qu'elle engendre : des chansons, des adaptations théâtrales et des romans, bientôt illustrés, dont le nombre à la fin du siècle et au tout début du siècle suivant a fait dire que la littérature romanesque était alors « envahie par les enfants adultérins des Liaisons » (Michel Delon).

L'art, pour Victor Hugo, doit être grave, sublime et religieux. Le 19e siècle ne plaisantera pas avec la moralité des œuvres d'art : c'est pour lui une grande question. Les éditeurs des textes libertins du 18e siècle peuvent être inculpés pour outrage aux bonnes mœurs. Ce sera donc le 19e siècle, sous la Restauration, qui prendra des mesures pour interdire le roman, qu'on ne sépare guère d'autres offrant une représentation plus explicite (pour ne pas dire pornographique) du libertinage. La réputation de Laclos fait les frais du succès scandaleux de l'œuvre : comment l'auteur d'un livre immoral ne serait-il pas, lui aussi, immoral ? Et si Laclos, orléaniste, est immoral, n'est-ce pas le cas de son maître et de son parti ? L'œuvre et son auteur finissent par être pris dans les rets d'une approche politique qui les discréditent tant de la part des Bourbons que des Jacobins.
Pierre Choderlos de LaclosBien sûr, malgré la censure, l'œuvre continue d'être lue : elle circule sous le manteau, comme les textes érotiques. Et, paradoxe, l'œuvre est encore adaptée au théâtre : il suffit qu'elle soit édulcorée. Les commentaires du roman ne disparaissent pas non plus : ils sont parfois fins ou intéressants, comme ceux d'Arsène Houssaye, des Goncourt ou de Baudelaire. Des œuvres littéraires font référence au roman, même si les lecteurs ne sont plus nécessairement à même de percevoir ces allusions, puisqu'ils sont privés d'un accès aisé à l'œuvre.
Laclos n'est pas Casanova. L'acquisition en février 2010, pour 7 millions d'euros, du manuscrit de l'Histoire de ma vie par la Bibliothèque nationale – avec l'engagement d'une publication intégrale en Pléiade – a été largement médiatisée. L'AFP précisait même que c'était « la plus grosse acquisition jamais réalisée »... Diverses raisons (et de très bonnes raisons) peuvent expliquer le fracas qui a entouré l'entrée de Casanova à la BnF. Ce que Catriona Seth expose de la réception des Liaisons dangereuses explique assez bien pourquoi le don en 1849 par la belle-fille de Laclos d'un manuscrit contenant les Liaisons dangereuses et d'autres documents ne fit l'objet d'aucune publicité et ne fut pas alors pris en compte comme un événement majeur.
Vers la fin du siècle cependant, les choses changent. En 1894, Garnier publie une édition intégrale du texte (une édition tronquée avait paru en 1891), ce qui permet la redécouverte de l'œuvre, sous un angle psychologique, avec Paul Bourget (1883), ou littéraire, le texte de Laclos devenant un maillon important de la tradition romanesque.
Au 20e siècle, tout semblerait gagné si Remy de Gourmont ne devait pas encore s'insurger pour prendre la défense du roman. En 1903, le centenaire de la mort de Laclos active la publication de ses œuvres, et l'auteur lui-même intéresse.
En 1909, Lanson, dans une réédition de son Histoire de la littérature française, accorde une petite place au roman comme chef-d'œuvre du roman d'analyse, mais le silence de l'Université reste assourdissant. C'est en 1932 que sort la première édition dans la Pléiade. Ensuite tout s'enchaîne : la première thèse sur le roman paraît en 1958, et dix ans plus tard, Versini publie Laclos et la tradition. Les bicentenaires de la publication de l'œuvre et de la mort de l'auteur seront fêtés dignement par l'organisation de manifestations et de publications scientifiques.