
Après sa création printanière à Paris, l'exposition liégeoise prend ses quartiers d'été à Liège, dans l'Espace Saint-Antoine. Jacques Charlier, Jacques Lizène, Pierre Kroll, Eric Duyckaerts, Johan Muyle, Capitaine Longchamps, Messieurs Delmotte, Ronald Dagonnier, André Stas, Michel Antaki... Toutes disciplines confondues, vingt artistes liégeois ont accepté de relever le défi lancé par Marie-Hélène Joiret et Alain Delaunois, les commissaires du projet. Ils nous offrent une balade inspirée dans l'univers décalé de l'irrévérence.

Couronne en cornet de frites, mayonnaise incluse, le roi Albert II vous accueille dans l'antre de l'irrévérence liégeoise. Royalement croqué par Pierre Kroll, on devine le souverain fatigué par ce drôle de pays qui célèbre la chamaillerie comme on pratique, avec allégresse, un sport national. Et le voir trôner en tête d'affiche pour jouer les concierges, c'est aussi rappeler que le roi détient les clés de la ville dont il est resté le prince. Du coup, chaque visiteur peut saluer l'hôte éphémère de cette exposition souriante, en abandonnant définitivement toute révérence au vestiaire.
Au cœur de cet espace jadis dédié à l'encensement, il n'est même plus nécessaire de ployer l'échine dans une génuflexion maladroite. Désacralisée de manière tout aussi irrévérencieuse, l'église Saint-Antoine célèbre désormais d'autres messes destinées à accueillir de joyeux paroissiens. Glissant sur les dalles grises de ce vaisseau borné de pierre et de lumière, on y croise tout autant les croyants de l'art contemporain que les athées de l'académisme, les agnostiques du faux-semblant que les dévots de l'esthétique.
Et, sans doute, durant cet été, les disciples du décalage se recueilleront-ils en masse pour honorer leurs nouveaux saints, à savoir une vingtaine d'artistes qui reviennent de loin. De Paris, pour tout dire, où cette exposition a d'abord été montée et accrochée aux murs du Centre Wallonie-Bruxelles, face aux tuyaux provocateurs du Centre Pompidou qui avaient jadis mis le feu aux salons parisiens, trop longtemps figés dans la... révérence haussmannienne.
Le fond de l'art est vrai

Sur la gauche de l'Espace Saint-Antoine, les cimaises se succèdent dans une euphorie rouge et blanche. Une option chromatique très Standard. Voire très Jupiler. Une double référence assumée que nous confirment les organisateurs d'un clin d'œil amusé destiné à tacler toute idée farfelue. A fortiori en ces temps footballistiques agités.

Chaque artiste occupe un espace, un autel, une alcôve, un écrin. Chacun chez soi et l'art pour tous. Osons l'affirmer, les proportions généreuses du lieu invitent davantage à la flânerie que son homologue parisien, aux murs plus cintrés. « Effectivement, chaque pièce respire mieux, se découvre mieux, se réjouit Marie-Hélène Joiret, commissaire de l'expo et directrice du Centre wallon d'art contemporain La Châtaigneraie à Flémalle. Il suffit de voir le foetus de Ronald Dagonnier placé sous le vitrail ou l'origine du monde de Johan Muyle sous la coupole pour découvrir dans chaque œuvre une amplitude différente ».
Muyle, Lucy, I have a dreamJournaliste, critique d'art, maître de conférence (ULg) et autre commissaire de l'exposition, Alain Delaunois a toujours été frappé par ce sens de l'irrévérence qui gratouille chaque berge de la Meuse1 : « Souvent présentés comme frondeurs et insolents, les Liégeois cultivent de longue date une forme d'humour rosse. Humour noir, humour macabre, humour vache... Peu importe la forme, il existe une extrême diversité d'artistes représentatifs d'un certain état d'esprit principautaire qui témoigne d'une prise de distance par rapport aux pouvoirs politique, économique, culturel... Ils choisissent délibérément de situer leur art à contrecourant en refusant d'adhérer aux valeurs dominantes. D'ailleurs, cette notion d'irrévérence contient aussi son envers, la révérence, que l'on tire en s'en allant ». Pour laisser la place à d'autres vérités...
Une déclinaison des genres
Historienne de l'art (ULg), Marie-Hélène Joiret sait à quel point les coteaux liégeois fourmillent « d'artistes irrévérencieux qu'il ne faut pas confondre avec de simples provocateurs ». Dès lors, comme le choix s'annonçait large, il a fallu faire son marché dans l'extrême variété des ateliers mosans : « Comme le Centre Wallonie-Bruxelles était limité dans l'espace, nous avons dû resserrer notre panel autour des seuls artistes liégeois, donc étant nés, ayant étudié ou travaillant à Liège. Nous n'avons pas lancé d'appel. Nous n'avons surtout pas voulu prétendre à l'exhaustivité. Nous avons pleinement assumé notre rôle de commissaires en allant directement solliciter les artistes qui entraient dans la définition de l'irrévérence. Parallèlement, nous voulions aussi croiser le travail des artistes confirmés (Jacques Charlier, Jacques Lizène, Éric Duyckaerts, Pierre Kroll...) avec des talents plus jeunes, tout comme nous désirions aussi varier les techniques (sculpture, peinture, caricature, affiche, BD, photographie, vidéographie, performance....).
Soutenue par la Province, l'exposition témoigne d'une inspiration liégeoise que souligne Paul-Émile Mottard, député provincial en charge de la Culture et du Tourisme, dans le texte introductif du catalogue accompagnant la visite : « Le Liégeois cultive l'impertinence, l'audace, l'insolence mais aussi la dérision. Foisonnante d'artistes, la province de Liège s'est toujours démarquée en terme de créations. Parmi ces créateurs, un grand nombre n'ont pas hésité à emprunter les chemins de traverse de l'irrévérence. Mais l'irrévérence n'est pas la seule particularité de la création liégeoise. Inventive, audacieuse, elle a su, à de nombreuses reprises, dépasser nos frontières et séduire le public ».


Ouverte, accessible, ludique, interpellante, délirante, poétique, l'exposition rend aussi un service formidable à cet art contemporain que d'aucuns associent trop souvent à un public élitiste. « Nous voulions rester dans l'esprit de l'exposition ‘Simenon d'une pipe' (NDLA : pour commémorer le centenaire de la naissance du romancier, des pipes gigantesques avaient été décorées par des artistes liégeois et installées place Saint-Lambert), insiste Marie-Hélène Joiret. Nous souhaitions montrer un travail sérieux mais accessible et humoristique. Et surtout, d'une qualité artistique indiscutable ».
En quittant cet étonnant Espace Saint-Antoine, lubrifié par le rire, on jette un dernier cil sur le visage d'Albert II. Il semble avoir retrouvé la frite. Sans doute le premier citoyen du royaume se souvient-il du message affectueux d'Anny Servais. Artiste du Créham (Créativité et handicap mental), elle avait, un jour, lancé ces mots inoubliables pour clore sa conversation avec la reine Paola en visite à Liège : « Et gros bisous à ton mari ! »

Jacques Charlier, Each night Belgian Art changes your life, 2002
Un Paris réussi
Huit mille visiteurs sont venus découvrir « L'art de l'irrévérence » au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris. Dans une ville noyée sous les propositions culturelles, voilà un succès d'estime que les organisateurs et les artistes prennent comme un solide encouragement pour continuer d'allumer la vitrine communautaire en Lutétie.
Lors de ce Printemps de l'irrévérence, différentes soirées thématiques ont été organisées rendant également hommage à des écrivains comme Jacques Izoard ou évoquant la galaxie cinématographique liégeoise apparue dans la cultissime émission « Vidéographies » (RTBF-Liège), désormais transformée en festival de l'art vidéo et des pratiques cinématographiques émergentes sous la houlette de Dick Tomasovic et Jonathan Thonon du Département des Arts et Sciences de la Communication.
Avec pour administrateur l'ancien journaliste liégeois Julien Moës, la Société des lecteurs du Monde a encore réuni 200 personnes, venues goûter les salades de l'irrévérence liégeoise autour du livre édité par Jacques Dubois, Nancy Delhalle et Jean-Marie Klinkenberg (ULg), Le tournant des années 70. Liège en effervescence.
Journaliste au Monde, Harry Bellet avait salué l'exposition en confiant ses impressions amusées à la RTBF en ces termes : « Il y a deux choses qui me surprennent chaque fois que je vais en Belgique, c'est la densité des collectionneurs au mètre carré, et la densité des artistes : avec ce sens de l'ironie et de l'humour, qui est aussi la politesse du désespoir comme on sait, c'est assez sidérant. J'ai apprécié, par exemple, que vous n'ayiez pas placé directement le drapeau où figure DSK (NDLA : une création de Werner Moron) à côté de cette chaise percée munie d'un sécateur, ‘La couillotine' (NDLA : une réalisation de Michel Antaki), ce qui est une preuve de délicatesse qui vous honore. Je retiens aussi les œuvres d'artistes comme Capitaine Longchamps, André Stas, Pol Pierart ou Charlier, et des plus jeunes que j'ai découverts avec un plaisir jubilatoire ».
Et le critique d'art de conclure son analyse par une envolée qui ne manquera pas de faire bouillir l'esprit principautaire : « Il semblerait en tout cas, à visiter cette exposition sur l'irrévérence, qu'il y ait à Liège un tropisme, ou un truc dans l'eau, ou dans la bière, qui déclenche l'hilarité, au bon sens du terme : vraiment, le rire comme façon de se confronter au réel. J'ai longuement parlé d'humour belge, il faudra désormais que je rectifie en disant ‘belgo-liégeois' ».
Dans la même veine, Dominique Païni, critique français et commissaire d'exposition, saluait à son tour sa découverte de l'exposition parisienne (RTBF) : « Sur Liège, il existe vraiment une tradition de l'irrévérence, incontestablement. Les gens que j'identifie comme liégeois, Capitaine Longchamps, Lizène, Muyle, Pierart, Castronovo, Secondini... ce sont des gens qui ont une intempestivité, une liberté, et une joie apparente de vivre, qui doit sans doute cacher pas mal de désespoir ou de fatalisme sur la laideur ou la sottise du monde. Le courant liégeois, qui s'incarne aussi dans des lieux et galeries, dans une maison d'édition comme Yellow Now, est fait de croisements entre disciplines et matériaux ».
Et ce spécialiste reconnu d'ajouter en guise de (copieux) dessert : « On ne peut pas dire qu'un artiste liégeois soit un sculpteur, un vidéaste, un performeur, un peintre : ils sont spécialistes de tout, ces gars-là. Il y a à Liège un goût du paradoxe, du détournement, un art du simulacre en quelque sorte, qui rend cette ville vivante, quelle que soit d'ailleurs la lourdeur de ses... boulets ».
À lire, un complément d'objets directs![]() Prolongement utile à la visite de l'exposition, le Petit guide de l'irrévérence au Pays de Liège (15 euros), adroitement dirigé par Alain Delaunois, contient une série de notices illustrées reprenant le parcours des artistes exposés non sans évoquer d'autres noms ou lieux qui ont également contribué à l'éclosion du terreau artistique liégeois. Parmi la quinzaine de signataires, on retrouve plusieurs enseignants ou chercheurs de l'Université de Liège comme Alain Delaunois, Pierre Henrion, Jonathan Thonon, Dick Tomasovic, Marc Vanesse... Couverture jaune pétant, affichant un portrait renversant du facétieux Lizène, ce guide au parfum didactique se découvre comme un abécédaire de l'espèce artistique liégeoise, tendance poil-à-gratter. Si la plupart de ces plasticiens se connaissent ou se croisent, il faut avant tout les découvrir comme des chercheurs épris d'indépendance et de singularité. L'idée d'une école liégeoise de l'irrévérence n'a finalement pu naître que dans cet esprit de ne vouloir ressembler à aucun autre. Car comme l'affirmait Roland Topor (lire la rubrique « Citations »), « quand la société serre les fesses, les espaces de liberté individuelle rétrécissent ». Alain Delaunois et Marie-Hélène Joiret, Petit guide de l'Irrévérence [au pays de Liège], éd. Yellow now/Côté arts. |
Juin 2011

Marc Vanesse enseigne les techniques d'écriture et le journalisme d'investigation à l'ULg. Ses principales recherches portent sur l'enquête journalistique, ses techniques et sa déontologie, ainsi que sur la vulgarisation des sciences.
En pratique
Quoi ? « L'art de l'irrévérence », une exposition réalisée par le Centre Wallonie-Bruxelles à Paris en collaboration avec le Centre wallon d'art contemporain La Châtaigneraie à Flémalle et la Province de Liège.
Qui ? Marie-Hélène Joiret et Alain Delaunois, commissaires.
Quand ? Du 30 juin au 28 août 2011. Entrée libre du mardi au dimanche de 9h30 à 18h.
Où ? Espace Saint-Antoine (Musée de la Vie wallonne), cour des Mineurs, 4000 Liège.
D'autres infos ? Téléphone : 32 (0)4 237.90.50. Portail : www.viewallonne.be
L'ensemble des artistes exposés
Installations, vidéos, photographies, peintures et sculptures de Michel Antaki, Roland Breucker, Dominique Castronovo et Bernard Secondini, Jacques Charlier, Ronald Dagonnier, Messieurs Delmotte, Eric Duyckaerts, Laurent Impeduglia, Pierre Kroll, Sophie Langohr, Jacques Lizène, Capitaine Longchamps, Thomas Mazzarella, Werner Moron, Benjamin Monti, Johan Muyle, Jacques Louis Nyst, Phil, Pol Pierart, André Stas, Marie Zolamian.
1 Pour prolonger utilement la réflexion sur le caractère historique et le contexte idéologique ayant favorisé l'éclosion artistique liégeoise à la fin du XXe siècle, on ne manquera pas de se reporter à l'ouvrage collectif Le tournant des années 70. Liège en effervescence, édité par Nancy Delhalle et Jacques Dubois, avec Jean-Marie Klinkenberg, Les Impressions nouvelles, 2010.