
La fin du 19e siècle littéraire est le plus souvent caractérisée par le pessimisme et un sentiment de « dégénérescence » généralisé, ce rapport au monde qu'incarne si bien des Esseintes, le héros du roman de Huysmans, À rebours. Cependant, dans les marges de la poésie parnassienne puis symboliste et du roman naturaliste puis décadent, s'est développé un contre-courant qui a placé l'humour et la dérision au cœur de la production artistique. D'abord avec les Vilains Bonshommes (qui comptaient quelques parnassiens), puis les Zutistes (parmi lesquels Rimbaud et Verlaine), suivis entre autres par les Hydropathes, les Hirsutes ou les Incohérents, tout un art de la subversion a fait irruption qui avait pour cible la poésie officielle, les académismes, la famille, les institutions bourgeoises, la politique, l'Église, la patrie... Il y a une vingtaine d'années, Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin avaient fait collection de ces textes tapageurs dans une anthologie intitulée L'Esprit fumiste et les rires ‘fin de siècle' (Corti, 1991). C'est ce recueil que les éditions Omnibus ont eu la bonne idée de rééditer, augmenté de nombreux textes, plus surprenants les uns que les autres. Ces quelque 300 perles, illustrées de caricatures d'époque, forment une merveille d'humour qui se décline sur tous les tons : ils sont insolents, grinçants, décalés, graveleux, scatologiques, pornographiques... Leurs auteurs sont parfois très connus (Flaubert, Renard, Lautréamont, Laforgue, Jarry, Allais...), mais le plus souvent ils sont méconnus ou franchement oubliés (Cabaner, Bois, Fénéon, Gill...). C'est à l'ensemble des pratiques littéraires que se sont attaqués ces parodistes de tout poil : tableaux de mœurs, contes noirs ou « à dormir debout », monologues, cabrioles, chansons, complaintes, ritournelles, maximes (dont celle ci, d'Allais : « Dieu a sagement agi en plaçant la naissance avant la mort ; sans cela que saurait-on de la vie ? ») et même dictionnaires – dont le célèbre Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. On en jugera rien que par ces quelques titres : « De la surface de Dieu » de Jarry, « Terrible châtiment d'un dentiste » de Bloy, « Un drame bien parisien » d'Allais, « Ce que je suis » de Satie, « Catéchisme laïc » de Darien, « La Flûte » d'Haraucourt (extraite de La Légende des sexes), etc. etc. Certes, Allais, Mac-Nab, Cami, Jarry, Cros se taillent la part du lion, mais il est aussi intéressant de voir que des écrivains réputés sérieux, comme Mallarmé, France ou Huysmans, ont pratiqué l'humour si particulier de l'époque, preuve de sa reconnaissance en tant que mode d'expression à part entière – ce que Baudelaire avait déjà noté dès 1855 dans son essai « De l'essence du rire ».
Jean-Pierre Bertrand
Juin 2011