L'enfant rebelle : entre The Tree of Life & Le gamin au vélo

A priori, à part le fait d'avoir été primés à Cannes (Palme d'Or pour The Tree of Life et Grand Prix pour Le gamin au vélo), le dernier film de Terrence Malick et celui des frères Dardenne n'ont absolument rien en commun. Ils partagent pourtant un même fil conducteur : un enfant, le regard à la fois ravageur et fuyant, engagé dans une recherche, une idée fixe qu'il refuse de délaisser. Regarder les deux films, c'est quelque part faire surgir un écart frappant entre deux propositions cinématographiques opposées, deux pensées du cinéma presque aussi séparées que le Ciel et la Terre.

Le cinéma des Dardenne a toujours été terre-à-terre : les choses se passent parce qu'elles se passent, dans une forme d'immanence sociale des événements, et dans un rapport tacite aux origines des tourments. Le gamin au vélo raconte alors l'histoire linéaire d'un jeune garçon, fort et naïf, à la recherche d'une forme d'affection. Entraîné par son vélo, il déambule, regarde, questionne, recherche, faisant rouler le film par petits coups de pédales, et échappant par là à toute intention de la part du spectateur de l'attraper, de saisir son « être » et son comportement. Cyril, ce gamin au vélo, semble être constamment un corps mouvant, en état de transition, projeté dans une histoire à court terme, à partir d'un passé à court terme.

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L'histoire, dans The Tree of Life, prend très vite une majuscule, devenant la mise en regard surprenante d'une histoire familiale texane dans les années 50 et d'une Histoire Céleste remontant aux origines à la fois scientifiques et bibliques de l'Univers. Le film s'ouvre d'ailleurs sur un verset de l'Ancien Testament (Livre de Job - 38,4) : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? Dis-le, si tu as de l'intelligence ». Terrence Malick entend alors mettre en œuvre une forme d'intelligence visuelle pour répondre à cette question : une pensée cinématographique qui met en relation les phénomènes de la nature pour appréhender un événement humain, l'histoire d'un gamin, Jack, qui grandit et qui cherche sa place dans la société. Cette histoire anodine, en somme pas très différente de celle du gamin au vélo, se charge pourtant d'une valeur angoissante lorsqu'elle est commentée en voix-off par les questionnements existentiels du petit. Tout geste se transforme alors à la fois en symptôme théologique et en réflexion téléologique : chaque regard absent de Jack transmet à la fois une mélancolie des origines et une interrogation sur les finalités. The Tree of Life, dans la symbolique même de son titre, se construit comme un récit où tout a une raison, la Raison première étant la Racine transcendante, le mythe de l'Origine.

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Mettre en regard Le gamin au vélo et The Tree of Life, c'est dès lors faire apparaître un écart d'autant plus essentiel qu'il touche à la définition même du cinéma. Tel qu'il peut se définir dans les films des frères Dardenne – et a fortiori dans Le gamin au vélo –, le cinéma est un art du mouvement, de la bobine qui se déroule, du passage, du défilement et du labile. Aussitôt établies, les choses s'échappent, inquiétant tout projet de symbolisation et de psychologisation. Et pourtant, on est bien dans un conte précis et déterminé, mais celui-ci se voit constamment interrogé par la capacité du cinéma à être réflexif sur son propre déroulement.

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Chez Malick, le cinéma est plutôt un art de la lumière, celle qui vient de derrière, se réfléchit sur l'écran et éblouit le spectateur. Les jeux plastiques dont elle fait l'objet dans The Tree of Life inscrivent clairement l'art cinématographique dans une histoire culturelle de la jouissance envers la lumière, celle-là même qui, en architecture, traverse les vitraux des cathédrales et qui, dans l'iconographie chrétienne, se dessine en auréoles dorées. La digression expérimentale (une vingtaine de minutes) que se permet Malick au début de son film montre un certain nombre d'objets visuels qui, à travers la réflexion lumineuse, mettent en relation l'infiniment petit et l'infiniment grand, le tout participant d'un jeu abstrait de couleurs et de luisances qui se rapproche en certains endroits des expérimentations de Stan Brakhage, notamment dans The Chartres Series, Black Ice ou Text of Light. La lumière est alors donnée à voir par simple plaisir visuel, transportée néanmoins par ce vecteur théologique et mystique dont elle émane.

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Un gouffre se creuse entre les deux démarches : Malick et les frères Dardenne ne sont absolument pas dans le même rapport à l'image cinématographique, et pourtant, ils sont, à travers une histoire comparable, dans un rapport d'interprétation avec le monde qui passe par l'enfant, son regard, sa naïveté, sa témérité spontanée. Dans The Tree of Life et Le gamin au vélo, les enfants ne sont plus, comme dans Le voleur de bicyclette par exemple, uniquement des « sujets regardant » affectés d'une impuissance motrice, ils sont au contraire les moteurs mêmes du film : dressés dans une relation le plus souvent violente avec autrui, Cyril et Jack tombent sept fois, se relèvent huit, troublent leur entourage et questionnent les présupposés. Les deux recherchent pourtant une forme d'amour : là où elle se manifeste sans raison apparente chez le Liégeois, elle se formule chez le Texan comme une réflexion prématurément mystique. Mais chez les deux, croyant ou non, elle fait l'objet d'un chemin péniblement frayé, et d'un combat qui semble se conclure par une forme de rédemption.

 

Abdelhamid Mahfoud
Juin 2011

crayondef


Abdelhamid Mahfoud commence une recherche doctorale en section Cinéma.


 

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Le gamin au vélo
Réalisateur : Jean-Pierre et Luc Dardenne
Acteurs : Cécile de France, Thomas Doret, Jérémie Renier, Fabrizio Rongione
Origine : Belgique
Année : 2011
Durée : 1 h 24
Grand prix du jury du festival de Cannes 2011
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The Tree of Life
Réalisateur : Terrence Malick
Acteurs : Brad Pitt, Sean Penn, Jessica Chastain, Hunter McCracken, Laramie Eppler
Origine : USA
Année : 2011
Durée : 2 h 20
Palme d'or du festival de Cannes 2011
Site web : http://www.twowaysthroughlife.com
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En salle actuellement, visibles notamment aux Grignoux