Jean Oury et Marie Depussé - À quelle heure passe le train.... Conversations sur la folie
folie
Un des plus beaux livres jamais lus, de ceux qui font effet. Marie Depussé et Jean Oury parlent autour de la clinique de La Borde (près de Blois), lieu d'élaboration de la psychothérapie institutionnelle, depuis 1953, dans le sillage tumultueux (Guattari) de la psychanalyse lacanienne. Évidemment, il y a des parties et des sous parties ; des parties et des chapitres, ou des chapitres et des paragraphes. Mais peu importe, car il s'agit d'un dialogue. Et un dialogue ne se laisse pas cloisonner dans des formes extérieures, je veux dire extérieures au mouvement même de son élaboration et de sa répétition par le lecteur. C'est sans doute la première qualité du livre de Marie Depussé et Jean Oury : avoir produit un dialogue. Il ne suffit pas d'échanger des avis, de poser des questions d'un côté, d'y répondre de l'autre, ou de développer chacun de son côté des raisonnements sur tel ou tel sujet. Pour qu'il y ait dialogue, il faut que le texte déborde les deux (ou plus : ici, il se trouve que tout part de deux) sujets en présence, pour créer un fil extrêmement dense et en même temps susceptible d'être coupé à chaque instant, de sorte que le lecteur – n'importe qui – puisse y intervenir, y mettre un peu du sien – de fil – et faire déborder la trame dans un sens insoupçonné. Il est important que cette double détermination, paradoxale, soit à l'œuvre : densité et délire. Tel est le cas de ce livre. On ouvre une page, au hasard : on se sent à la fois emporté en aval comme en amont, l'envie de continuer l'ordre imposé par les pages et la nécessité de remonter plus haut ; et à partir de chaque pièce rencontrée, on développe de son côté le dialogue.

Sans doute est-ce dû à l'objet même du livre : la folie. Rien que ça. Le thème est un cliché. On peut s'en faire des images complaisantes, on peut en parler avec sérieux et gravité (du genre : ici, fini de rire !), on peut se laisser aller à se prendre soi-même un peu pour fou, s'en faire des mythes, où l'on se projette d'autant plus aisément que l'on conserve tous ses repères, en premier lieu celui qui distingue la folie objet de fantasme et le réel qui nous permet d'en jouer. À quelle heure passe le train... contourne ces clichés. C'est d'ailleurs sa méthode : la folie ne s'approche (et ne se traite) pas de front, comme un ob-jet, mais par détours, de côté, de biais, petit à petit et sans trop savoir à quelle face on a affaire, quelle prise elle peut donner, quel effet il en sortira. Un tel objet ne se pense, ou plutôt ne se dit et ne se raconte qu'à transformer le sujet qui l'énonce et se penche vers lui, parce que l'espace-temps commun que présuppose tout rapport fait défaut. Il s'agit de tenir dans le discours la rencontre que l'institution La Borde tente de rendre possible et de tenir ensuite, de son côté, entre les soignants et les soignés. C'est ce qui demande une extrême retenue : « ne pas signifier qu'on voit ou qu'on écoute ». Ainsi « quand il y en a un, [un schizophrène,] assis sur un banc, qui nous regarde passer sans le montrer, il ne faut surtout pas s'arrêter. C'est une version schizophrénique du poème de Prévert : Le désespoir est assis sur un banc. Il est assis là, en panne, en panne de pulsion. Mais ce n'est déjà pas si mal qu'il se tienne là, alors il ne faut pas en rajouter avec des ''Bonjour, ça va ?''. » Travailler aux détours et aux contours, à l'ensemble des médiations qui touchent et constituent directement les sujets en question – les fous, les psychiatres, les infirmiers, les secrétaires, les cuistots –, qui les définissent dans leur rôle, c'est l'enjeu de la clinique de La Borde et c'est ce que nous racontent Oury et Depussé au fil de ce dialogue, en passant par des histoires, la littérature, la philosophie, la conceptualité lacanienne, la politique, bref la conjoncture de La Borde, pour se donner quelque moyen d'atteindre au hors-temps des schizophrènes, d'approcher l'heure à laquelle passe le train pour un fou.

Antoine Janvier
Juin 2011

Jean Oury et Marie Depussé, À quelle heure passe le train.... Conversations sur la folie, Calmann-Lévy, 2003.

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