
Sans doute est-ce dû à l'objet même du livre : la folie. Rien que ça. Le thème est un cliché. On peut s'en faire des images complaisantes, on peut en parler avec sérieux et gravité (du genre : ici, fini de rire !), on peut se laisser aller à se prendre soi-même un peu pour fou, s'en faire des mythes, où l'on se projette d'autant plus aisément que l'on conserve tous ses repères, en premier lieu celui qui distingue la folie objet de fantasme et le réel qui nous permet d'en jouer. À quelle heure passe le train... contourne ces clichés. C'est d'ailleurs sa méthode : la folie ne s'approche (et ne se traite) pas de front, comme un ob-jet, mais par détours, de côté, de biais, petit à petit et sans trop savoir à quelle face on a affaire, quelle prise elle peut donner, quel effet il en sortira. Un tel objet ne se pense, ou plutôt ne se dit et ne se raconte qu'à transformer le sujet qui l'énonce et se penche vers lui, parce que l'espace-temps commun que présuppose tout rapport fait défaut. Il s'agit de tenir dans le discours la rencontre que l'institution La Borde tente de rendre possible et de tenir ensuite, de son côté, entre les soignants et les soignés. C'est ce qui demande une extrême retenue : « ne pas signifier qu'on voit ou qu'on écoute ». Ainsi « quand il y en a un, [un schizophrène,] assis sur un banc, qui nous regarde passer sans le montrer, il ne faut surtout pas s'arrêter. C'est une version schizophrénique du poème de Prévert : Le désespoir est assis sur un banc. Il est assis là, en panne, en panne de pulsion. Mais ce n'est déjà pas si mal qu'il se tienne là, alors il ne faut pas en rajouter avec des ''Bonjour, ça va ?''. » Travailler aux détours et aux contours, à l'ensemble des médiations qui touchent et constituent directement les sujets en question – les fous, les psychiatres, les infirmiers, les secrétaires, les cuistots –, qui les définissent dans leur rôle, c'est l'enjeu de la clinique de La Borde et c'est ce que nous racontent Oury et Depussé au fil de ce dialogue, en passant par des histoires, la littérature, la philosophie, la conceptualité lacanienne, la politique, bref la conjoncture de La Borde, pour se donner quelque moyen d'atteindre au hors-temps des schizophrènes, d'approcher l'heure à laquelle passe le train pour un fou.
Antoine Janvier
Juin 2011