À ceux qui se demandent où en est la poésie à l'aube du 21e siècle, ces deux livres apportent une réponse éclatante : elle existe bel et bien, se réinvente et se pense sur nouveaux frais, mais ce à une condition : qu'on puisse la débarrasser du poids de son histoire.


L'essai de Christophe Hanna est théorique. Le recueil de Gleize, dans la foulée de ceux qu'il a publiés depuis une quinzaine d'années dans la collection « Fiction & Cie » (fondée par Denis Roche et dirigée par Bernard Comment), est pratico-réflexif. C'est dire déjà que poésie et théorie cessent de s'opposer et se pratiquent, au contraire, dans un incessant va-et-vient ; nous sommes à l'ère de la « post-poésie ».
Car ce qui rassemble ces deux très beaux textes, c'est qu'ils dépassent littéralement toute notion préconçue de la poésie, même lorsqu'elle se veut l'héritière des grands modernes que furent Mallarmé, Rimbaud ou Ponge. « Sortir » de la poésie pour la refaire ailleurs, c'est le mot d'ordre et l'horizon de cette nouvelle pratique du texte que Hanna définit à la fois comme un « dispositif » et un « ovni », c'est-à-dire un objet non identifiable à ce qu'a été jusqu'ici la littérature sous toutes ses formes. Ces dispositifs sont dès lors « hors de la culture littéraire dominante » et se présentent comme autant d'actes de résistance qui entendent agir sur nos consciences, y compris politiquement : « le dispositif fonctionne parce qu'il recontextualise ses éléments dans un espace ad hoc qu'il exploite et modifie », écrit Christophe Hanna.
Quels sont ces éléments et ces espaces recontextualisés ? Les exemples sont nombreux, et pas seulement textuels : ils se constituent d'agencements documentaux, d'installations, de collages, de formes synoptiques, etc. Autant de constructions qui consistent à déterritorialiser des mots, des images, des messages pour les faire agir dans d'autres configurations. C'est ce que donne à lire, en dehors de nos codes de lecture, le recueil de Gleize, qui se fonde sur un événement (l'arrestation par la police d'un groupe de soi-disant terroristes à Tarnac en novembre 2008) à partir duquel s'échafaude tout un dispositif complexe de notes, de carnets, de citations, de photographies, de listes, de schémas dans lesquels résonnent toutes sortes de voix dont la moindre n'est certainement pas celle de l'orchestrateur de cette « poésie objective », Jean-Marie Gleize lui-même, dont une partie de l'enfance s'est passée à Tarnac. Aussi ces deux livres-là, auxquels il faudrait ajouter les très inventives productions des revues Nioques ou Faire-Part, sont-ils portés par le désir de faire non pas de la poésie autrement, mais de sortir de la poésie – Sorties, c'est aussi le titre du dernier essai de Gleize, paru également chez Questions théoriques, un collectif éditorial audacieux qui rassemble un nombre d'auteurs (outre Gleize et Hanna, Leibovici, Quintyn, Cometti, Shusterman) convaincus de la possibilité théorique, pratique et politique de réinventer la poésie en la sortant d'elle-même en sachant qu'elle n'est jamais une solution.
Jean-Pierre Bertrand
Juin 2011