
« Exterminez toutes ces brutes », c'est la phrase qui termine le journal de Kurz, ce personnage ambigu, perdu au cœur de l'Afrique centrale et que Marlowe finira par retrouver, mourant, dans le roman célèbre de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres.
C'est en hommage à Conrad que l'historien suédois Sven Lindqvist a intitulé ainsi le livre qu'il consacre à l'histoire de la colonisation de l'Afrique par les Européens au 19e siècle, et plus précisément, à l'histoire des théories raciales qui lui ont servi de justification idéologique. Lindqvist n'a pas voulu ajouter à cette histoire une grosse brique saturée d'éudition. Il a fait un livre court et accessible, mais solidement documenté, où il mêle dans une même trame, la description de la colonisation du « continent noir », les écrits des théoriciens du racisme au 19e siècle, et le récit de son propre voyage au cœur du Sahara. L'auteur, en effet, écrit son livre sur un ordinateur plus que rudimentaire (on est en 1992) qu'il emporte avec lui dans un périple qui le mène de la Méditerranée au Niger. L'histoire savante est ainsi entrecoupée d'anecdotes de voyage, comme si Lindqvist avait estimé qu'on ne pouvait écrire sur l'idéologie raciste qu'un texte « purifié » en quelque sorte par le désert, ce qui fait de Exterminez toutes ces brutes un livre envoûtant et quasiment initiatique.
Mais c'est aussi une thèse historique forte, puisqu'elle reconnecte les fils qui mènent du darwinisme dévoyé du 19e siècle aux idéologues du nazisme, projetant ainsi un éclairage essentiel mais inhabituel sur les racines du racisme hitlérien et sur les fondements idéologique du génocide.
Livre fascinant tant par sa forme que par son contenu, Exterminez toutes ces brutes n'est pas une lecture de vacances au sens classique, mais c'est un texte incontournable pour comprendre les moments les plus noirs du 20e siècle et c'est aussi une incitation radicale à la lucidité : comme le dit Lindqvist à la fin de son livre « Tout cela vous le savez déjà. Moi aussi. Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences ». Le livre a été réédité en 2007 aux éditions « Les Arènes ». On peut aussi préférer la langue « lumineuse » de la version anglaise chez Granta Books.
Marc Jacquemain
Juin 2011