
Depuis la fin des années 1960, philosophes et sociologues relèvent des transformations importantes dans la société occidentale : le capitalisme tardif aurait profondément modifié le cadre de nos représentations et aurait fini par brouiller sérieusement les frontières entre éthique et esthétique. C'est probablement au terme de cette curieuse dialectique que le touriste est devenu une des figures les plus représentatives de notre civilisation contemporaine (peut-être le dernier homme annoncé par le prophète nietzschéen) : il consomme pour le bien de tous et jouit en esthète de nourritures terrestres mondialisées, de rencontres exotiques programmées et – c'est devenu incontournable puisque la « culture » est une dimension essentielle du système – de musées ou de site patrimoniaux, aujourd'hui aménagés comme des parcs à thème.
Le tourisme et son corollaire, l'hédonisme, ont bel et bien modifié en profondeur le paysage du monde globalisé. C'est de cette dynamique de notre histoire récente, dont on n'a probablement pas encore pris la mesure, que L'art à l'état gazeux. Essai sur le triomphe de l'esthétique nous parle (ainsi que, dans des genres et des styles bien différents, L'Impossible voyage. Le tourisme et ses images de Marc Augé et England, England de Julian Barnes).
L'ancien directeur de l'École Nationale des Beaux-Arts, qui enseigne aujourd'hui la philosophie à l'Université de Paris-I, tente, depuis près de vingt ans, de clarifier nos idées sur l'art contemporain dans un contexte qu'il qualifie aussi de « crise » (La Crise de l'art contemporain, PUF, 1997). En 1999, dans un petit essai plutôt dense, paru chez Chambon, il avait d'ailleurs démontré qu'il n'était pas disposé à cautionner le relativisme postmoderne : dans le contexte du « tout vaut tout », il s'était même efforcé avec beaucoup de conviction et de « science », de redonner un sens à la notion de critères esthétiques, convoquant pour la cause des philosophes aussi passionnants que Hume, Wittgenstein, Austin et de Cavell. Mais quatre ans plus tard, il doit néanmoins reconnaître que « le triomphe de l'esthétique » a fini par rendre l'art tout à fait vaporeux. Si après avoir appuyé sa démonstration presque ethnographique sur une connaissance approfondie du monde de l'art et des avant-gardes, il consacre de longs développements au tourisme, c'est bien entendu parce que ce secteur de pointe de l'économie mondiale supporte le capitalisme aujourd'hui culturel, mais surtout parce qu'Yves Michaud voit dans l'expérience touristique l'avènement d'un nouveau régime de sensibilité ( l'aisthesis grecque) qui vient précisément corrompre le jugement esthétique, en rendant notamment très lâche la conception actuelle de l'authenticité, « avec sa relation ambiguë à un passé tout à la fois perdu, recherché et aisément retrouvé dans des reconstitutions en cartons-pâte »...
Stéphane Dawans
Juin 2011