
Cela fait déjà presque dix ans qu'est mort S.J. Gould, qui est sans doute le plus célèbre paléontologue de ces trente dernières années. Outre sa contribution scientifique à la théorie de l'évolution notamment à travers la notion d'« équilibres ponctués », S.J. Gould est surtout connu par trois « fils rouges » qui balisent sa production : son combat contre le créationnisme en biologie, sa réfutation sans cesse renouvelée du racisme à prétention « scientifique » et son illustration de la démarche scientifique, faite d'essais et d'erreurs, contre toute tentation de dogmatiser la science elle-même.
À travers ses trois cents « histoires naturelles », toutes inspirées de la biologie évolutionniste, qui sont de petits bijoux de pédagogies scentifiques, Gould est certainement un de ceux qui ont le plus fait pour attirer les jeunes, en particulier les jeunes Américains, vers le goût de l'étude scientifique. Mais il a aussi écrit quelques livres majeurs. La malmesure de l'homme est l'un de ceux-là. Publié pour la première fois en 1981, le livre vient d'être réédité en français Chez Odile Jacob (2009) augmenté d'une longue préface et de quelques articles plus récents.
La malmesure de l'homme retrace l'histoire des principales théories raciales (et souvent racistes !) de l'intelligence humaine du 18e siècle à nos jours. Mais le style de Gould fait de cette « contre-enquête scientifique » un vrai roman policier dont on n'arrive pas à se « déscotcher » une fois qu'on l'a ouvert. Ainsi, lorsqu'il expose les dérives de la « crâniométrie » (en particulier française) du début du 19e siècle, l'auteur s'est astreint à refaire lui-même les mesures précises que décrivent Broca ou Cuvier, montrant comme il est difficile de mesurer le volume d'un crâne avec les techniques dont on disposait à l'époque (en le remplissant par exemple, de petites billes d'acier) et combien il était facile pour le chercheur de trouver ce que ses préconceptions lui avaient déjà indiqué. Plus durement, lorsqu'il expose les études sur les « vrais jumeaux élevés séparément », il retrace la véritable enquête policière qui a mené à la quasi-certitude de fraude scientifique dans le chef de Cyril Burt, un des plus éminents psychologues du 20e siècle et un défenseur acharné de l'hérédité de l'intelligence.
Il est impossible de résumer ce livre foisonnant, mais on peut garantir que pour celui qui sait lire les enjeux sociaux derrière la construction du savoir scientifique, on y frissonne presque autant que dans un roman de Stieg Larsson. A lire même sur la plage (expérience vécue), pour le plaisir intellectuel pur, mais aussi pour découvrir (ou se rappeler) que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » comme le dit si bien François Rabelais.
Marc Jacquemain
Juin 2011