
La poésie russe du 20e siècle est un continent en soi. Cette petite anthologie permet d'y entrer par la lecture des voix les plus fortes. Cinq poètes, trois hommes et deux femmes, écrivant tous sous la Révolution ou après, confrontés à l'engagement ou la censure, et à l'exil, intérieur ou extérieur. De ces cinq voix, je retiens surtout les deux femmes.
Anna Akhmatova (1888-1966) fut condamnée au silence éditorial et poétique, qu'elle transgressa en secret en apprenant ses poèmes par cœur ; son œuvre passe du raffinement intime des poèmes d'amour à la nudité tragique de la plainte bâillonnée, après l'arrestation de son fils.
Non, je n'ai pas pleuré toutes mes larmes
Elles se sont amassées en moi.
Depuis longtemps mes yeux n'en ont plus,
N'en ont plus aucune, et je vois le monde.
Il faut lire in extenso ces chefs-d'œuvre que sont le Poème sans héros et Requiem : « C'était le temps où les seuls à sourire / Étaient les morts, heureux d'être en paix. »
On les trouve dans le volume Requiem, Poème sans héros et autres poèmes (Gallimard, coll. « Poésie »). Tout récemment, un choix de poèmes, dans une belle traduction de Marion Graf et de la poète suisse José-Flore Tappy est paru à La Dogana : L'églantier fleurit et autres poèmes.
Intensité, amour, exil, solitude, souffrance et suicide sont toute la vie de Marina Tsvétaïéva. Ses vers, rapides, abrupts, denses et elliptiques, sont difficiles à traduire en français. Je ne pense pas que les traductions d'Ève Malleret, avec leurs rimes encombrantes, y parviennent sans graves dommages. Heureusement, l'anthologie en contient d'autres, dont celles d'Elsa Triolet. En attendant la parution, sans cesse et depuis longtemps reportée, d'Insomnie et autres poèmes, chez Gallimard.
Je suis une page sous ta plume.
J'accepte tout. Je suis une page blanche.
[...]
Je suis le village. Je suis la terre noire.
Tu m'es pluie et soleil.
Mais en ouvrant cette anthologie, on est happé par un poème stupéfiant de Josef Brodsky, intitulé « Nature morte » et tout en vers courts :
Choses et gens nous
entourent. Et les deux
déchirent l'œil.
Mieux vaut vivre dans le noir.
[...]
Je peux me taire.
Mais mieux vaut que je parle.
De quoi ? Des jours, des nuits,
ou bien encore de rien.
Ou encore des choses.
Des choses et non des
gens. Ils mourront.
Tous. Je mourrai aussi.
Vaine entreprise.
Comme d'écrire au vent.
[...]
Gérald Purnelle
Juin 2011