Andrea Camilleri - Les ailes du sphinx
sphinx
« Plonger un chou-fleur dans de l'eau salée bouillante, le retirer cuit al dente et le couper en morceaux. Le faire revenir dans une poêle où l'on aura fait frire un oignon coupé en tranches. Faire frire à part une bonne quantité de saucisses fraîches et dès qu'elles sont dorées, les découper en tranches d'un centimètre d'épaisseur maximum, en ôtant la peau. Mélanger le chou-fleur et la saucisse dans l'huile de friture en ajoutant quelques pommes de terre coupées en tranches transparentes, des olives noires hachées, sel et épices. Bien mélanger l'ensemble. Avec une certaine quantité de pâte à pain levée, confectionner une feuille de forme circulaire, la déposer dans une tourtière, couvrir de la farce, recouvrir d'un autre disque de pâte en collant bien les bords. Oindre la partie supérieure de saindoux et mettre la tourtière à four très chaud. Sortir dès que c'est doré (mais pas avant une demi-heure). » Telle est la recette de la ‘mpanata de cochon que le commissaire se fit dicter après s'en être léché les doigts en compagnie de Fazio. Comme premier plat, ils étaient restés dans le léger : riz à la sicilienne, c'est-à-dire qu'on y sentait les saveurs du vin, du vinaigre, des anchois salés, de l'huile, des tomates, du jus de citron, sel, poivre, marjolaine, basilic et olives noires dites passaluna (pp.181-182).

Ces quelques lignes, à elle seules, nous informent tout à la fois du caractère du commissaire Montalbano – un hédonisme foncier que seuls les humains viendraient perturber par leurs turpitudes (les siennes comprises) –, de son mode de collaboration avec ses associés de la police – partager les bonnes choses de la vie pour se rendre complices et soudés devant l'adversité –, de son environnement matériel – la Sicile bien sûr... –, de son environnement humain – les meilleures recettes sont celles que l'on se transmet de bouche à oreille plutôt que celles qui seraient codifiées –, des intrigues que Camilleri confectionne – celles qui permettent d'enrober les suspects avec une bonne pâte faite maison, de les faire frire juste avant qu'ils ne se mettent à table ou ne s'effondrent en petits morceaux –, du genre de vérité, toujours humaine, trop humaine ! qu'il affectionne et qui porte la lumière sur une affaire d'hommes, elle aussi (à l'instar des plats cuisinés par Enzo, le cuisinier de la trattoria préférée de Montalbano, qui s'entend à savoir si les rougets du jour sont vraiment frais ou si les supions sont d'ici ou importés, congelés, depuis l'Océan Indien. Bref : si cela est vraiment vrai ou alors vrai mais seulement vrai de l'illusion construite par les autorités de quelque nature qu'elles soient – de Rome, des puissants, du clergé, des règlements, de la maffia, de la simple sottise et de l'avidité des bipèdes que nous sommes).

Particularité de la douzaine d'enquêtes et romans de Camilleri, tous édités par Pocket : la traduction de l'italien – du dialecte sicilien – vers le français : le parti pris est de t(f)riturer la langue française pour, telles des épices de nous encore inconnues pour leur ténacité et le côté têtu de leur saveur, souligner le registre de l'action des verbes siciliens. Ainsi Montalbano « ne se réveille pas au petit matin », comme mû par une raison extérieure tel un réveil qui sonne, mais « il s'aréveille » car c'est lui qui in fine veut décider de se lever ou non. De même : une tracasserie n'est pas un ennui posé là, en face de Montalbano, tel un objet qui lui est extérieur et qui pourrait le rester, mais un « tracassin » qui le prend de partout et qui lui enlève parfois « l'petit » quand il se rend chez Enzo...

L'écriture des enquêtes de l'inspecteur Montalbano repose sur une joie et un plaisir très particuliers (italiens ? siciliens ?) issus de ce contraste : ce sont toutes les déterminations de la Sicile qui s'incarnent en lui ; et au plus ces contraintes sont intériorisées et ne font plus qu'un avec sa personnalité, au plus il ne compte que sur sa volonté propre, donc sur sa fragilité d'homme (de petit garçon ?), pour espérer en revenir de temps en temps, sur sa terrasse, au plaisir de vivre.

Claude Macquet
Juin 2011

Andrea CAMILLERI, 2010, Les ailes du sphinx, Traduction par Serge Quadruppani, Paris, Éditions Fleuve Noir, Pocket - Policier