Paul Jorion - Le capitalisme à l’agonie
capitalisme

Depuis qu'une crise mondiale et multiple a éclaté dans la sphère financière en 2007, les ouvrages sur l'échec du capitalisme se multiplient. Celui de Jacques Généreux (La Grande Régression, Seuil, 2010, 282 p., 18€) combine analyse économique et approche sociologique pour faire l'inventaire de nos émiettements et de nos déroutes. D'autres partent du changement climatique et de l'épuisement des ressources (Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, les petits matins / Alternatives économiques, 2010, 189 p., €15 ; Daniel Tanuro, L'Impossible capitalisme vert, La Découverte, 2010, 305 p., 16 €, Aurélien Bernier, Ne soyons pas des écologistes benêts : Pour un protectionnisme écologique et social, Mille et une nuits, 2010, 195 p., 3,95 €...) ; d'autres encore, comme Isabelle Saporta (Le livre noir de l'agriculture, Fayard, 2011, 251 p., 20,10€) de l'empoisonnement systématique que représente aujourd'hui l'industrie agroalimentaire. Tous aboutissent à une même constatation : notre système économique génère misère, injustices sociales à échelles locale et mondiale et destruction de la planète.

Jorion propose une analyse qui me semble intéressante à deux points de vue. D'une part, elle est extrêmement fouillée et documentée, et d'autre part, elle laisse la porte (entr)ouverte à une saine contradiction.

Penseur dont la formation première est l'anthropologie et non l'économie (ce qui se marque tout particulièrement dans le chapitre sur la propriété privée), l'auteur a travaillé dans le monde de la finance, dont il connaît les rouages de l'intérieur.

Dans un premier temps, il distingue et définit trois concepts souvent confondus : capitalisme, économie de marché et libéralisme ; en fait, ils se complètent et se recoupent mais leurs sphères d'application respectives sont différentes : le terme capitalisme s'applique à la production et à la spéculation, l'économie de marché à la distribution et le libéralisme à la limite souhaitée aux interventions de l'état (sauf évidemment quand elle est réclamée pour sauver le système). Tous trois se fondent sur des déséquilibres structurels qui font que le  dysfontionnement leur est intrinsèque.

Le second chapitre (‘L'effondrement du capitalisme') est le cœur même de l'ouvrage. Son récit des péripéties financières qui ont mené à la crise de 2007 se lit comme un roman policier. Il démêle l'écheveau qui aboutit aux dettes publiques actuelles (et aux mesures d'austérité qui, proposées comme solutions, ne font qu'aggraver le problème) en remontant dans le temps. Il explique d'abord les montages financiers successifs, destinées à diluer les risques, mais qui vont démultiplier les pertes (collateral debt obligation, synthetic collateral debt obligation, credit default swap, enfin, toutes ces jolies choses). Ensuite, il retourne à deux tournants, deux moments où la mauvaise décision a été prise. En 1944, à Bretton Wood, de l'Anglais Keynes, qui prônait le plein emploi par des mesures de relance et un système d'échanges équilibrés, basés sur une monnaie internationale indépendante de toute devise existante, et de l'Américain Harry Dexter White, qui proposait le dollar US comme monnaie de référence internationale. C'est le second qui l'a emporté ; or la même monnaie ne peut être la mesure de la richesse d'un pays et monnaie de réserve dans le monde entier : ce sont les déséquilibres qu'engendre cette situation paradoxale qui vont d'abord conduire à renoncer à la parité avec l'étalon or en 1971 puis contribuer aux crises financières récentes. L'autre tournant est encore bien plus ancien, c'est le moment où la loi (en 1885 en France) autorise les paris financiers, la spéculation en Bourse et toutes les dérives des produits dérivés.

J'ai apprécié que l'auteur nous fasse entendre la voix de Saint Just et qu'il se place dans la tradition de Marx (même si effectivement, certaines approches sont modifiées – la définition des classes en présence, la définition du salaire, les conditions de la baisse tendancielle du taux de profit...). Je souscris presque sans réserve aux deux pistes principales qu'il propose pour pallier le déséquilibre inhérent au capitalisme : un bouleversement total du système fiscal de sorte que ce qui serait taxé ne serait plus les revenus du travail, mais les revenus du capital et les gains de jeu, c'est-à-dire le casino de la spéculation, et une approche du travail qui nous permette d'échapper à la logique suicidaire de la croissance.  

Ceci dit, j'ai trouvé certains éléments agaçants – ou sources de perplexité. Tout d'abord, un élément qui ne dépend en rien de l'auteur mais de l'éditeur : des notes en fin d'ouvrages, ici sans même une référence de page, heureusement en petit nombre. Ensuite quelques réserves sur le fond : l'insistance malvenue à identifier le communisme avec le capitalisme d'état qui s'est développé en Russie puis en Chine ; l'absence d'explication par rapport à l'impuissance de l'administration américaine face au milieu financier ; la suggestion qu'aujourd'hui il n'y a pas d'alternatives, alors qu'il en esquisse de parfaitement plausibles et possibles (par la fiscalité, par la réglementation, par une réorientation en profondeur de la façon de produire et de consommer) ; la proposition d'un revenu minimum garanti inconditionnel, qui serait une belle avancée à mes yeux si et seulement si il s'agissait de la seule source de revenus assurés à chacun : dès qu'il est admis qu'il puisse se combiner avec des revenus du travail ou du capital, il ne fait que renforcer les injustices que doivent pallier les allocations sociales.

Paul Jorion tient l'un des blogs économiques les plus visités sur la toile (www.pauljorion.com), où il avait annoncé la crise des subprimes et analysé son mécanisme bien avant qu'elle n'éclate.  

Christine Pagnoulle
Juin 2011

Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Fayard, 2011, 349 p., 22,45€

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