Du TU à l’AI-TU, essai de mise au point, ou le Théâtre Universitaire a la peau dure

En revanche, en 1990 à Liège, dans le cadre de la 7e édition des Rencontres Internationales de Théâtre universitaire (RITU – créées en 1983)22 se relançait un débat de fond, totalement improvisé, sur l’identité du théâtre à l’université : il y avait là autour de la table une vingtaine de pays d’Europe (Est et Ouest), d’Afrique (du Nord et Subsaharienne) et d’Amérique (Nord et Sud), bref un bel échantillonnage de cultures différentes.  Après l’improvisation de 89-90, un mini-colloque fut organisé dès lors chaque année à Liège lors des RITU 1991, ‘92 et ‘93, pour aboutir enfin au 1er Congrès Mondial du Théâtre à l’Université en octobre 1994, toujours à Liège.  Y participaient alors, en plus, l’Océanie et l’Asie, mais aussi les deux autres grandes associations internationales, l’AITA et l’IIT.  Cette dernière nous avait d’ailleurs déjà bien aidés dès ses propres Congrès mondiaux d’Istanbul (1991) et Munich (1993).  Merci Monsieur A. L. Perinetti.  Et ce fut donc le Congrès fondateur de la nouvelle Association Internationale du Théâtre à l’Université, l’AITU (www.aitu-iuta.org)

À travers les discussions vives, parfois houleuses23, mais toujours très sérieuses et finalement positives qui s’y déroulèrent, les quelques colloques annuels préparatoires à la tenue de ce Congrès de 1994 avaient bien montré l’étendue et la grande diversité du phénomène du théâtre à l’université : différent d’un continent, d’un pays, voire d’une université à l’autre, tant par ses moyens, sa composition et ses objectifs que par ses résultats.  C’est une évidence.  On ne s’étonnera donc pas du titre choisi pour le congrès : « Le théâtre à l’université : un théâtre spécifique ».  Spécifique, certes, mais composite. Il est donc normal que le caractère « spécifique » (« exclusivement propre à une espèce, à une chose ») du théâtre universitaire, recouvre plusieurs « catégories » (« ensemble de personnes ou de choses de même nature ») d’activités théâtrales « sous la forme de pratique spontanée, pratique encadrée, pratique pré-professionnelle ou professionnelle »24.

Ce sont les termes de la Charte signée à Liège le 19/2/1994 par les représentants de onze institutions de neuf pays (B, F, D, Qué, GB, PL, GR, NL, ISR), parmi lesquels trois directeurs de festivals internationaux déjà bien reconnus (Cologne, Cracovie, Liège).  C’est sur base de cette charte que l’AITU, officiellement créée le mois d’octobre suivant, définissait ses buts : « le développement et la promotion de par le monde du théâtre universitaire (sic).  On entend par là toute activité théâtrale reconnue au niveau post-secondaire, universitaire ou supérieur, au titre de la formation, de la création et de la recherche théorique et pratique »25.

Les fructueuses discussions des trois tables rondes organisées au Congrès (Administration – Relations internes et externes ; Création – Formation – Recherche ;  Diversité des expériences) avaient bien montré la multiplicité des approches, des pratiques et des réalisations du « phénomène ».  La difficulté de définir le théâtre universitaire est gage de son caractère polymorphe ainsi que de sa qualité et de son importance alternatives.  Comme me l’a soufflé Françoise Odin (INSA de Lyon, membre du Comité exécutif de l’AITU), « passer de théâtre universitaire à théâtre à l’université n’est pas une perte d’identité, mais une prise en compte réaliste (et optimiste) des forces vives de ce théâtre ».  C’est passer du particulier (chacun dans son coin) au général (une grande « famille »), les objectifs premiers de l’AITU n’étant pas de « formater », « normaliser » le théâtre à l’université, mais d’encourager son existence, de développer la solidarité et la coopération, et de favoriser un large réseau de communication susceptible d’aider les échanges à travers le monde26.  Cette ambition prend ainsi en compte la totalité de ce qui se faisait autrefois déjà en termes de théâtre à l’université, ce qui se fait encore aujourd’hui et ce qui peut encore advenir.  Les pères fondateurs furent, me semble-t-il, très sages : les différences peuvent être une richesse ;  il faut les prendre en compte.

Voici, en résumé de résumé27, les tentatives de définition qui résultèrent des tables rondes en 1994 :

1.         « Une définition générale du théâtre universitaire : le théâtre en université est un outil éducatif au sens large [   ] : éducatif au niveau personnel et académique (au sens anglais de « academic ») ; [   ] un outil de pédagogie et de citoyenneté, un outil de développement culturel ;  c’est aussi un outil de représentation devant un public, mieux des publics... [   ].

2.         Une deuxième tentative de définition du théâtre à l’université n’en est peut-être qu’une paraphrase : c’est l’exercice de la théorie et/ou de la pratique théâtrale à l’intérieur d’une institution vouée à la recherche. [   ]   Le théâtre à l’université établit des ponts entre recherche, théorie et pratique, ce que peu d’institutions peuvent faire en même temps.  L’approche multidisciplinaire est ce que peut faire avancer l’université : créer des ponts entre les disciplines (sociologie, psychologie, ethnologie, théâtrologie, littérature, etc...)[   ] .

3.         Enfin, et cette troisième définition rejoint évidemment les deux autres, le théâtre universitaire est un lieu d’expérimentation (d’avant-garde ?) et d’expérience de la liberté créatrice qui n’est pas seulement esthétique mais aussi sociale et politique ;  le théâtre universitaire est à côté, contre, en marge.28  Il se démarque du théâtre en général. [   ] 

4.                  Au-delà de ces trois tentatives de définition, le théâtre à l’université peut avoir aussi une multitude de fonctions suivant la situation dans laquelle il se trouve : apprentissage d’une langue étrangère et de la culture qu’elle porte ;  instrument de prise de conscience d’une identité nationale, ou de recherche des racines profondes et des traditions ancestrales...

Le théâtre universitaire est à la croisée des chemins ;  il est la caisse de résonance de tous les problèmes socioculturels qui traversent le milieu étudiant et la société en général».

Dans les actes du Congrès fondateur de Liège sont déjà répertoriées de nombreuses et importantes questions restées sans réponse immédiate à propos du théâtre universitaire:

  • concernant ses rapports avec l’université : le théâtre universitaire doit-il être reconnu, officiel, autonome, marginal ?  Quelle doit être sa place dans les études universitaires ?  Quel personnel doit enseigner dans les études et la pratique théâtrale ?
  • concernant ses buts : former des professionnels spécialisés ou des généralistes qui deviendront à leur tour des formateurs, ou des citoyens épanouis par l’expérience de la liberté de la scène ?
  • concernant son répertoire, dont le choix n’est pas innocent ;
  • concernant son public : à qui s’adresse-t-il ?

L’AITU a donc organisé depuis 1994, 1er Congrès fondateur à Liège, Belgique : « Le Théâtre à l’Université : ‘Un Théâtre Spécifique’ », sept autres Congrès pour continuer le débat :

  • Valleyfield – Québec (14-18.6.1997) : « Etudier le théâtre :      recherche/formation/création » ;
  • Dakar (15-21.11.1999) : « Le Théâtre universitaire et la formation professionnelle à l’aube du troisième millénaire » ;
  • Cracovie (19-24.3.2001) : « Théâtre sans frontières : Itinéraires, assimilation, particularisme » ;
  • Olympie (19-24.3.2003) : « Etudier le théâtre : pour quoi ?  Enseigner le théâtre : pour quoi ? La responsabilité de l’université en la matière » ;
  • Urbino (I) (21-26.7.2006) : « Les Acteurs des théâtres universitaire » ;
  • Puebla (Mexique) (2-6.6.2008) : « Identité et langages au Théâtre Universitaire : paradigmes et paradoxes »;
  • Leicester, Université De Montfort, 28.6 – 2.7.2010, avec pour thème « Théâtre et pédagogie  »;
  • Minsk, Belarus, abritera le 9e, en 2012

Les lieux et les thèmes de ces Congrès montrent bien d’une part la volonté de présence internationale – même physique – de l’AITU dont les membres du Comité exécutif représentent les diverses parties du monde29, et d’autre part les étroits liens qu’elle tisse entre pensée (université) et action (théâtre), recherche et pratique, enseignement et application.  En cela elle se distingue, tout respect gardé, d’une autre association telle que la FIRT (Fédération internationale de recherche théâtrale), avec laquelle elle entretient par ailleurs de bonnes relations.

Ont déjà été publiés, dans les trois langues de travail de l’Association (français, anglais, espagnol) :

  • Actes du Congrès fondateur de Liège : « Le Théâtre à l’université: un théâtre spécifique » ; A.I.T.U.-I.U.T.A., Liège, 1996 ;
  • les Actes des Congrès de Valleyfield-Québec et de Dakar sous le titre : «Étudier le théâtre.  Studying Theatre. Estudiar el Teatro » ;  éditeurs : Maria S. Horne, Jean-Marc Larrue, Claude Schumacher ;  AITU Press, Presses collégiales du Québec, Salaberry-de-Valleyfield / AITU Press – TULg, Liège, 2001, 191 p., ISBN 2-921314-09-6 ;
  • les Actes du Congrès de Cracovie : « Théâtre sans frontières.  Theatre Without Frontiers.  Teatro sin fronteras » ;  éditeurs : Maria S. Horne, Jean-Marc Larrue, Claude Schumacher ;  AITU Press, Presses collégiales du Québec, Salaberry-de-Valleyfield / AITU press – TULg, Liège, 2002, 193 p., ISBN 2-921314-10-X ;
  • les Actes du Congrès d’Olympie : « Enseigner/Étudier le théâtre à l’université : pour quoi ? » ; éditeurs : Maria Horne, Claude Shumacher ; AITU PRESS/Presses collégiales du Québec, Liège/Salaberry-de-Valleyfield, 2006 ;
  • Actes du 7e Congrès de Puebla (2-6/6/2008) : « Le Théâtre à l’université, son identité et ses langages : paradigmes et paradoxes », Benemérita Universidad Autonoma de Puebla (BUAP)-Aitu, Puebla Mexico, 2008

Ils témoignent bien de la réflexion menée par l’AITU sur la place et la spécificité du théâtre universitaire dans la grande scène du théâtre universel, réflexion qui n’est pas près de trouver son épilogue.

« Tout projet artistique est toujours situé dans une histoire culturelle par rapport à laquelle il se positionne.  Ainsi une pièce de théâtre et sa représentation se construisent inévitablement en référence à l’ensemble du répertoire et aux pratiques de mise en scène.  Cette relation structurale, qui place un artiste et sa pratique à un moment donné de l’institution, a aussi pour conséquence de valider ou d’invalider, de classer ou de déclasser son travail en fonction des critères de légitimité en vigueur »30

Il n’est pas besoin de paraphraser beaucoup cette citation de Nancy Delhalle pour qu’elle s’applique non seulement à toute l’histoire du théâtre à l’université, mais aussi à tout théâtre universitaire particulier à une époque donnée et, par conséquent, à toute association qui aurait vocation de le représenter et de le promouvoir.

 
 

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Il est temps de conclure.

Définir le théâtre amateur n’est pas une mince affaire : l’ouvrage du CNRS en apporte une belle preuve.  Définir le théâtre universitaire est encore une autre paire de manches, vu la diversité des cas de figures et la complexité d’un phénomène qui joue en même temps sur deux terrains : la société en général (être étudiant n’est pas une profession) et un sous-groupe de celle-ci, l’université, avec toutes ses particularités.

La question de l’identité du théâtre universitaire s’est en fait posée tard dans son histoire.  Se contentant d’exister intra muros depuis l’origine (ce qui n’excluait pas des représentations tous publics), il a dû affirmer haut et clair sa spécificité précisément quand il a voulu sortir de l’Alma Mater, parce que des différences considérables se marquaient de plus en plus de TU à TU, qu’elles soient esthétiques, politiques, structurales, ou les trois à la fois.  Et ceci a conduit à une crise réelle, certainement la plus virulente en France (ce qui n’est pas rien : « Quand Paris éternue… »), mais ressentie de manière très différente de pays à pays.

Les remous passés, la mer calmée, il devenait possible de jeter un nouveau regard sur ce fameux théâtre universitaire.  C’est ce qu’a fait et continue à faire l’AITU.  Aujourd’hui, elle peut emmener dans un même bateau des formes de théâtre universitaire aussi différentes que le théâtre spontané, encadré ou pré-professionnel, tout en continuant d’affiner le concept.

Elle a la faiblesse de croire que le résultat peut-être bénéfique à tous ceux qui se préoccupent de l’avenir du théâtre à l’université d’une manière ou d’une autre.

Car il restera toujours des questions/problèmes à affronter, sans doute éternellement : la frilosité de l’Université en matière de culture ; les étiquettes qu’affectionnent tant – plus parfois hélas que le contenu réel du flacon – les pouvoirs subsidiants dans la répartition de leur manne ; les choix entre pur hobby et travail de recherche ; l’engagement esthétique ou politique ; l’amateurisme pur et l’envie d’en découdre avec le « vrai » théâtre (professionnel) ; le plaisir de création ou le plaisir de consommation ; la formation par le théâtre et la formation au théâtre ; le statut et la reconnaissance par l’université, par les instances gouvernantes, par le monde du théâtre ; les rapports avec les écoles de théâtre, dont certaines frappent aujourd’hui à la porte de l’université…

Autant de sujets légitimes et passionnants pour occuper les longues soirées d’hiver de l’AITU…  ad multos annos. 31

 
 
 

Robert Germay
(Août 2009)

 

 

crayongris

Retraité comme chargé de cours de théâtre à l'ULg, Robert A. Germay reste Président du TURLg et Président fondateur de l'AITU (Association Internationale du Théâtre à l'Université) .

 


 
 
22.       Je constate qu’à sa première édition (1983), RITU recevait des troupes d’Italie, Pologne, Espagne et Yougoslavie.  Les premières troupes françaises y sont passées en 1986 (Paris VI et Reims, troupes toutes deux disparues depuis lors). ( Depuis 1989 ont aussi défilé à Liège, Besançon, Lyon, Dunkerque, Nantes, Nancy, Bordeaux, Lille, Toulouse, Compiègne, Metz, et différentes Universités parisiennes…
En tout, 46 pays des cinq continents, de 1983 à 2009, 26 éditions (sans compter les troupes belges et les observateurs isolés).
Au moment des premières discussions improvisées sur l’identité du théâtre universitaire en 1990, une trentaine de troupes d’une douzaine de pays s’étaient déjà croisées à Liège.
 
23.       La volonté de créer une nouvelle Association ne faisait pas forcément l’unanimité, pas plus que celle de réinventer une définition du théâtre universitaire.  Le Théâtre Universitaire Liégeois, actif sans interruption depuis 1941 et représenté par votre serviteur, disposant d’un réseau de contacts déjà tentaculaire, n’était pas parmi les plus « chauds ».  Idem pour les représentants du théâtre universitaire finlandais, qui depuis longtemps déjà étaient organisés – et le sont encore – en Fédération nationale.
Par parenthèse, à la suite de la création de l’AITU,Sofia (BG), puis Moron (ARG) ont créé respectivement une Association du Théâtre Universitaire pour les Balkans et une Association nationale du TU d’Argentine, dont, il est vrai, on n’entend plus guère parler aujourd’hui.
 
24.       « Charte de Liège », in « Actes du 1e Congrès mondial du théâtre à l’université », 13-15.10.94 ; A. CHEVALIER, R. GERMAY, ed., Liège, AITU-IUTA, 1996, p.19.
 
25.       Ibid.
 
26.       Statuts de l’AITU, dans « Actes du 1e Congrès », op.cit.
 
27.       « Actes de 1e Congrès... », id., p. 13-18.
 
28.       Pendant le Colloque de Rennes, il a beaucoup été question de théâtre « en marge ».  Ça me rappelle une phrase de Jérôme Savary ( celui de Chailllot) prononcée dans une interview à la télévision : « J’ai toujours été en marge, mais la marge s’est tellement rétrécie que je me suis retrouvé en pleine page ».  Ceci me fait irrésistiblement penser mutatis mutandis à l’histoire du Théâtre Universitaire dans ses rapports à l’université.
 
29.       Europe de l’Est et de l’Ouest, Amérique du Nord et Latine, Proche et Extrême-Orient, Afrique du Nord et subsaharienne ;  hélas, l’Océanie n’est plus représentée actuellement.
 
30.              DELHALLE, Nancy, « Le Théâtre politique en Belgique francophone.  Héritage et transformation.  Vers un nouveau paradigme », Thèse de doctorat en Philosophie et Lettres, Université de Liège, 2003-2004, 2 vols, Vol. 1., p. 69.
31.              Ce panorama concerne, bien entendu principalement le théâtre universitaire européen : c’est dû à l’origine de son auteur. On ne peut qu’espérer que d’autres puissent s’atteler à un examen de la situation sur les autres continents dans une perspective semblable.
 
 

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Ceci a autrefois fait l’objet d’une Communication présentée dans le cadre du Colloque international  : « Le Théâtre des amateurs, un théâtre de société(s) », Rennes, 24-26.09.2004.
 
Publié en portugais in : MORINGA – teatro e dança, Vol.1, n°1, pp.65-77, janv. 2010, Departamento de Artes Cênica da Universidade Federal da Paraiba – UFPB,  Brésil
 
http://periodicos.ufpb.br/ojs2/index.php/moringa/search/authors/view?firstName=Robert&middleName=&lastName=Germay&affiliation
 
 
 
 
 

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