Le patrimoine culturel mobilier

La protection du patrimoine culturel mobilier, entre marchandisation des oeuvres d'art et protection d'un patrimoine national : quelles balises juridiques ?

Introduction

La protection du patrimoine immobilier est bien connue en Belgique, notamment grâce aux fameux « sigles » sur les monuments classés et par les journées du patrimoine. Qu'en est-il de la protection du patrimoine culturel mobilier ? En effet, simultanément, le marché de l'art et des biens culturels est en pleine expansion et les États semblent intervenir toujours plus pour protéger les biens culturels. Comment concilier ces deux évolutions a priori contradictoires ? Le libre échange serait-il automatiquement contraire à la protection du patrimoine et l'œuvre d'art ne serait-elle rien de plus qu'une marchandise comme une autre ?

Un double constat s'impose d'emblée : d'une part, le développement du marché de l'art, c'est-à-dire la spéculation par la libre circulation des biens artistiques mobiliers, et son corollaire, une criminalité aux dimensions planétaires ; d'autre part, la protection du patrimoine national, notamment par le contrôle public des mouvements de biens culturels. Ces deux phénomènes contraires reflètent certes, dans le domaine artistique, la divergence plus fondamentale entre libéralisme économique et protectionnisme mais il s'agit également de la confrontation de deux conceptions de l'universalité des biens culturels : ou bien, dans le cas d'une conception protectionniste, ces biens font partie intégrante d'un héritage national (on dit alors qu'ils sont ancrés dans un "lieu de mémoire"), ou bien, dans le cas d'une conception économiquement libérale, ils appartiennent au patrimoine commun de l'humanité et ce caractère universel réclame et légitime tout à la fois leur libre circulation.

En faveur d'une intensification du commerce des œuvres d'art, on citera essentiellement la mondialisation du marché de l'art, qui a suivi le mouvement d'internationalisation des échanges de biens et services. Les opérateurs, acheteurs et vendeurs, sont internationalement mobiles. Si une certaine concentration est constatée, notamment entre les grandes maisons de vente aux enchères, les lieux de vente, eux, sont dispersés car les opérateurs actifs sur ce marché recherchent à la fois de nouvelles clientèles et de nouveaux objets à vendre.

Plusieurs facteurs peuvent à l'inverse justifier la volonté des États de contrôler ce mouvement de marchandisation de l'art. Ainsi, d'un point de vue sociologique, certaines valeurs peuvent encourager l'adoption de réglementations encadrant les exportations d'œuvres d'art, par exemple l'héritage pour les générations futures, l'éducation ou bien encore le prestige d'un pays. La prise en compte de ces valeurs pourrait éviter que le pillage par l'argent devienne le relais du pillage par la guerre. Une autre constatation, de type économique celle-là, est qu'il subsiste un déséquilibre dans les échanges internationaux et, de ce fait, un exode massif du patrimoine européen vers d'autres contrées.

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Historiquement, le premier exemple d'une protection étatique des œuvres d'art situées sur un territoire déterminé est la France révolutionnaire de 1789. Dès cette époque, les collections royales à caractère national sont partiellement mises à la disposition du public. Les révolutionnaires systématisent ce principe et inventent de ce fait l'idée de "patrimoine national". L'idée de nation constituait ainsi le préalable indispensable à la prise de conscience historique d'un "patrimoine français national". La Révolution française de 1789 ouvre ainsi la voie à deux doctrines, qui s'opposent aujourd'hui encore en matière de patrimoine. Le point de friction de ces doctrines porte sur l'opportunité d'arracher l'œuvre à son contexte d'origine.

La première doctrine est celle de la décontextualisation idéologique : elle constitue une rationalisation de l'idée de musée comme refuge définitif contre le péril iconoclaste qui convertit les biens d'art en biens publics inaliénables. Les œuvres d'art peuvent, voire doivent, être soustraites à leur contexte d'origine pour être montrées à des fins d'éducation, d'esthétique ou de morale. Les œuvres d'art appartiennent au patrimoine commun de l'humanité et cette universalité plaide en faveur de la libre circulation la plus étendue et d'une ouverture aussi large que possible du marché de l'art.

La deuxième doctrine est celle du contexte mémoriel. Elle évoque le profond enracinement des objets d'art dans les lieux, les souvenirs, les traditions et les usages. Elle fonde la notion d'objet patrimonial comme produit du génie national, lié à un territoire et à une histoire. Les œuvres d'art liées à l'âme d'un peuple doivent demeurer sur le sol national et n'ont de sens que dans leur contexte.

Du reste, la notion de patrimoine ne cesse de se complexifier et la notion d'identité culturelle se superpose progressivement à l'identité nationale, sans la congédier tout à fait. La diversification des concepts utilisés dans le langage juridique témoigne de cette complexification. Le patrimoine au sens du droit public est l'ensemble des biens mobiliers ou immobiliers, dont la propriété peut être publique ou privée, et qui bénéficient d'une protection en vertu de l'intérêt culturel qu'ils renferment ; les biens et les objets qu'une autorité considère comme devant être conservés au titre du patrimoine culturel s'ajoutent à ceux qui sont déjà patrimonialisés. Pour les désigner dans leur ensemble, la réglementation européenne a adopté la dénomination de biens culturels, dont la catégorie œuvre d'art n'est qu'une sous-catégorie. Pour définir les biens culturels interdits de sortie, elle a été contrainte de substituer la notion compréhensive de trésor national à celle de patrimoine national, dont l'extension perd ses limites quand le patrimoine devient un ensemble diffus aux significations affaiblies. Le patrimoine culturel est donc compris dans l'ensemble des biens culturels et les trésors nationaux, biens culturels dont l'importance justifie qu'ils restent sur le territoire d'un État, sont donc une sous-catégorie du patrimoine culturel.  L'idée de trésor national se substitue alors à celle de patrimoine national.

Le protectionnisme culturel a deux sources: la première source est celle de la richesse de l'État au point de vue artistique, c'est-à-dire sa position sur le marché de l'art et son degré de développement économique. L'État riche aura ainsi tendance à adopter une législation plus libérale car il n'aura rien à craindre de la liberté des échanges ; par contre, l'État pauvre favorisera davantage une législation plus restrictive car il craint l'exportation massive de ses œuvres d'art. Le protectionnisme culturel trouve aussi sa source dans les conventions internationales, en ce compris le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après, TFUE). De son côté, la notion de trésor national a, dans un premier temps, servi à l'État pour endiguer des exportations substantielles d'objets d'art, avant d'être, dans un second temps, consacrée dans des conventions inter-étatiques. Aussi n'est-il pas inutile de faire le point sur le statut juridique du patrimoine culturel mobilier, aussi bien du point de vue international que dans une optique de droit communautaire européen et sous un angle proprement national.

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