Aimer un enfant autiste

María et moi est le nom du portrait en bande dessinée qu'avec une infinie tendresse, un père brosse de sa fille autiste. Si elle présente des aspects didactiques, cette bédé autobiographique est d'abord un appel à la tolérance et à l'amour en faveur de celles et de ceux qui sont irrémédiablement différents.

maria cover

L'un des secteurs les plus novateurs de la bande dessinée contemporaine est certainement celui de l'autobiographie. La plupart des conventions de la bédé traditionnelle s'y trouvent battues en brèche, tant en ce qui concerne le format, le nombre de pages, le ton, la narration que le dessin. María et moi, de Miguel Gallardo, participe à ce mouvement : le « pacte autobiographique », selon l'expression désormais reçue que l'on doit à Philippe Lejeune, y est dûment scellé entre l'auteur et le lecteur. Le personnage-narrateur est en effet dessinateur et une photographie le montre auprès de sa fille, qui se nomme María comme dans l'album. En outre, une préface et une postface attestent de la véracité des faits. Dès lors, María et moi, en tant que création artistique, contribue à l'essor et à la fixation du genre, relativement nouveau, libre et instable, de la bédé autobiographique. Le dessin en est très spontané ; aucun bord ne délimite la page ; les vignettes sont rarement cernées de cases ; le texte, écrit à la main, occupe de larges espaces. Et surtout : cette bande dessinée n'est pas narrative, ou très peu. Elle ne raconte pas vraiment une histoire, même si elle contient quelques anecdotes. Car il s'agit d'un portrait. Le portrait plein de tendresse qu'un père dessinateur brosse de María, sa fille autiste de douze ans.

Il y a certes un cadre narratif : les quelques jours de vacances que María passe avec son père à la fin de l'été aux Canaries. Mais c'est un cadre a contrario. Le mot « vacances » retrouve ici son sens étymologique : il désigne bel et bien un vide, un vide spatial et temporel sur le fond duquel se dessineront mieux les traits de María. Les vacances ne laissent pas seulement au père le temps de s'occuper de sa fille, de l'observer avec attention et de la dessiner, elles lui permettent d'isoler les variables, en quelque sorte, de faire fi des autres soucis quotidiens que, comme tout adulte, il doit rencontrer le reste de l'année. Ce qui ne concerne pas le présent de María est évacué : on devine que son père et sa mère sont séparés, mais la question n'est pas abordée de front. De même, le passé n'apparaît furtivement qu'à travers les habitudes de la fillette. Le temps, purement cyclique, se nourrit ici de répétitions. Rien n'est dit de l'évolution de l'enfant, ni de la découverte de son autisme. Le futur et son cortège d'angoisses ne sont pas évoqués non plus. María est telle qu'elle est et telle qu'elle a toujours apparemment été. Elle a douze ans dans la bande dessinée et tout porte à croire qu'elle ne vieillira plus, qu'elle demeurera cet enfant éternel et immobile, figée aux frontières de l'âge adulte. Si le livre s'interrompt en même temps que les vacances, c'est peut-être pour signifier que celles-ci n'auront, en fait, pas de fin.

Ce dispositif formel est tout à fait adapté à l'objectif que semble s'être fixé Miguel Gallardo. Le dessinateur ne cherche en effet ni à exprimer sa douleur ni à exorciser ses angoisses, ni à exhiber son courage ni à se plaindre, il veut juste montrer qu'il accepte sa fille autiste telle qu'elle est. Et, ainsi, à la faire accepter par autrui. Il s'agit d'un appel insistant à la tolérance en faveur de María et, à travers elle, en faveur de tous les enfants autistes qui peuplent le vaste monde. Le principe du portrait, aussi bien que le refus du passé et de l'avenir, participe à ce mouvement : il n'est pas question de chercher à comprendre l'origine du mal, ni de limiter ses effets dans l'avenir. Il convient seulement de s'y habituer. D'ailleurs, est-il vraiment question d'un mal ? Gallardo multiplie les phrases euphorisantes, à un point tel qu'il est permis d'en douter : « María ne cesse de nous donner de la joie » ; « On a de la chance, María et moi » ; « Nous sommes heureux dans l'eau » ; « María, pelotonnée contre moi, m'a dit : toi et moi... Rien que ces mots. Les mots d'amour les plus simples et jolis que j'aie jamais entendus. » ; « María est la meilleure fille dont un père puisse rêver ».

Les implacables habitudes de María et ses gestes répétitifs ne sont pas jugés négativement : le père y voit un désir pur d'ordre et de beauté, un regard légitime porté sur le monde. Et ses obsessions sont elles aussi présentées de façon très positive : « Elle n'oublie jamais personne, c'est là son don : une mémoire extraordinaire des gens. » Tout juste ce père reconnaît-il que sa fille a parfois mauvais caractère.

Pourtant, contrairement à ce que cette description pourrait donner à penser, María et moi n'est pas une bande dessinée lénifiante. Elle est partielle et partiale, certes, partielle parce qu'elle cache les inévitables angoisses qu'appelle toute pensée de l'avenir – que deviendra María quand ses parents ne seront plus ? –, partiale parce qu'elle plaide seulement à décharge, mais toutes les difficultés qu'engendre l'autisme n'y sont pas pour autant niées en bloc. Car le bonheur intime est sans cesse menacé par le monde extérieur : l'enfer, pour le père de l'enfant autiste, c'est bel et bien les autres. Le regard des autres. Un dessin occupant une page entière met en scène les ombres de María et de son père entourées d'immenses yeux grand ouverts. La boucle est donc bouclée : María et moi, bande dessinée plaidant la tolérance en faveur des enfants autistes, semble dire que la seule douleur dont souffrent ces enfants et leurs parents provient de l'intolérance d'autrui. Elle cherche donc à résoudre le problème qu'elle décrit.

maria extrait

Toujours dans le même but, la fin de l'album se fait quelque peu didactique. Plusieurs pages sont consacrées aux pictogrammes qui aident María à structurer sa journée ou aux « particularités » que présentent « les personnes atteintes d'autisme ». Peut-être ces derniers dessins seront-ils utiles à l'un ou l'autre parent d'enfant autiste, de sorte qu'il pourrait paraître injuste de les critiquer. Mais, d'un point de vue strictement artistique, ils perturbent quelque peu le travail réalisé jusque-là par Miguel Gallardo. Car, pour être engagé et militant, son livre n'en reste pas moins intime et c'est en tant que tel qu'il s'avère touchant. Lue comme le portrait d'un enfant différent des autres, comme la déclaration d'amour d'un père à sa fille et comme une œuvre d'art participant à un genre en plein essor, María et moi est une bande dessinée émouvante et juste. Et, tant mieux, si, au passage, elle s'avère instructive. Mais si elle se voulait, en plus, manuel porteur de la Vérité unique et universelle sur l'autisme, elle ne ferait que grossir l'encombrante pile des livres de témoignages mièvres et satisfaits d'eux-mêmes que semble irrésistiblement appeler ce type de sujet.

Terminons par l'évocation d'un petit dispositif plus riche et plus efficace que ces quelques planches didactiques : le jeu paradoxal qui, sur la couverture, articule la signature et le titre de l'album. Le titre, María et moi, indique bien que le narrateur va parler de María et l'illustration laisse entendre que celle-ci est une enfant particulière. Mais l'œuvre est signée « María Gallardo et Miguel Gallardo ». María est donc à la fois auteure et personnage : cette position paradoxale, qui bouscule un code bien établi, est plus riche, symboliquement, qu'un pictogramme éducatif.

Laurent Demoulin
Avril 2011
 
crayongris
Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

María Gallardo et Miguel Gallardo, María et moi, Rackham, 2010.