Philosophie et anarchisme

Des usages possibles de l'anarchisme par la philosophie

Mais la réciproque est vraie aussi : les militants ont beaucoup à apporter aux philosophes, en particulier à ceux qui vendent leur force de travail intellectuel dans l'institution universitaire. Car il est surprenant de constater à quel point certains philosophes universitaires peuvent s'intéresser à l'aliénation des autres avec les meilleures intentions du monde, et être complètement aveugles à la leur. On le voit par exemple chez des héritiers de la théorie critique tels que Axel Honneth et Emmanuel Renault, qui sont considérés parmi les philosophes les plus engagés à gauche, renouvelant le marxisme critique de l'École de Francfort. Leur démarche ne consiste pas à parler au nom des exclus mais à favoriser pour ceux-ci l'accès à une parole qui puisse être entendue ; se fondant sur l'aspiration universelle à la reconnaissance, ils plaident pour que tous les « sans » puissent revendiquer la même accession à la valorisation et aux gratifications du monde commun12. Cependant, une revendication de justice sociale exprimée dans ces termes revient en fait à estimer le système économico-politique globalement satisfaisant mais nécessitant seulement quelques améliorations dans les cas particuliers de groupes minoritaires ou marginaux qui en sont exclus. Pour s'en tenir à cette revendication, il faut ignorer que l'inégalité et l'exclusion des uns au profit des autres sont les principes mêmes de l'économie capitaliste et de la politique représentative, principes sans lesquels elles ne pourraient survivre. Et puisque l'université européenne a décidé d'opter pour les mêmes valeurs que celles de l'entreprise (compétition, productivité, utilitarisme, autoritarisme de la hiérarchie,...), accepter de se soumettre à la nouvelle logique universitaire revient ou bien à adopter ces valeurs pour rester parmi les privilégiés, ou bien à n'exercer sa lucidité critique que sur la condition des autres et non sur la sienne propre. J'approuve entièrement Graeber à cet égard, lorsque, se demandant pourquoi il y a si peu d'universitaires anarchistes (et l'on pourrait ajouter de manière plus générale : « ou radicalement critiques »), il propose cette réponse : « On peut penser, à tout le moins, qu'être un professeur ouvertement anarchiste signifierait remettre en question la façon dont les universités sont gérées – cela non pas en demandant un département d'études anarchistes –, ce qui, bien sûr, lui attirerait beaucoup plus d'ennuis que tout ce qu'il pourrait écrire par ailleurs ».13 Vous pouvez, en effet, assurer votre productivité en publiant sur des sujets aussi révolutionnaires que vous voudrez, cela ne vous rendra pas le moins du monde engagé politiquement si en même temps vous ne luttez pas contre les mesures concrètes qui aliènent votre travail comme votre pensée. Or, cette contradiction est d'autant plus massive qu'elle concerne un philosophe.

Il est parfaitement possible, en effet, et cela devient de plus en plus fréquent, de mener une activité philosophique de façon purement technique, sans implication existentielle. À l'inverse, certains revendiquent une philosophie spontanée, ancrée dans le vécu, se passant de toute technique et de toute connaissance systématique. Dans les deux cas, les résultats sont tronqués et insuffisants pour contribuer à l'élan commun du questionnement et de la recherche. Sans une connaissance intellectuelle des pensées qui ont construit progressivement la philosophie au cours de son histoire, la philosophie spontanée stagne dans un stade trop précoce d'évidence. Sans l'incarnation existentielle du questionnement philosophique, le savoir théorique est un discours brillant, subtil, intelligent, mais qui reste extérieur à la personne et prend dans sa vie la seule place de la profession. Certes, on a beaucoup à apprendre des professionnels de ce genre, mais leur limite est la nécessité de mener cette activité à l'instar de toute activité qui sert à gagner sa vie, dans le cadre d'un contrat salarial qui les assujettit à une multitude de contraintes. Ces contraintes ne sont pas seulement organisationnelles mais atteignent le cœur de la pensée ; il n'est plus possible, si l'on veut obtenir le succès propre à la profession, de penser la question qui nous intéresse selon la modalité qu'elle exige, parce qu'il faut satisfaire à des standards extrêmement étroits d'expression, de calibrage, de temps, de prise en compte des autres producteurs professionnels. Comment penser la liberté en se soumettant aux directives toujours plus invasives des bailleurs de fonds et des dirigeants de l'entreprise ? Comment penser l'histoire en assistant passivement au spectacle des événements sur lesquels aucune prise ne nous est concédée ?14 La contradiction est invivable dès qu'on cesse de se bercer des illusions propres à l'universitaire de gauche. La lucidité ne peut venir que par le privilège accordé à notre part militante sur notre part professionnelle. C'est elle qui nous poussera à lutter pour la liberté dans l'institution comme dans la pensée, aussi longtemps du moins que cela nous semblera possible et efficace, après quoi c'est elle aussi qui nous fera comprendre qu'il est temps d'aller instituer ailleurs les conditions indispensables pour que continuent à progresser les activités intellectuelles et politiques (ainsi que les activités artistiques, qui subissent les mêmes contradictions).

L'anarchisme, comme compétence pratique basée sur l'indépendance de la pensée, l'autonomie des institutions et l'égalité dans les prises de décisions, doit donc être partagé par tous les membres d'une société humaine digne de ce nom, mais la philosophie, comme compétence intellectuelle particulière, peut rester comme toutes les sciences et tous les arts un domaine de spécialisation parmi d'autres, dont les fruits librement épanouis seront mis à la disposition de ceux qui souhaiteront s'en nourrir.

Annick Stevens
Avril 2011

crayongris

Annick Stevens enseigne la philosophie grecque et la métaphysique à l'ULg. Par ailleurs, elle fait partie du collectif de rédaction de la revue anarchiste Réfractions, et collabore au mouvement de solidarité avec la rébellion zapatiste.


 

Quelques classiques de l'anarchisme

Pierre-Joseph Proudhon Qu'est-ce que la propriété ? (1840) : nombreuses reproductions sur sites internet.
Michel Bakounine, Dieu et l'Etat (1882, ed. Reclus), Mille et une nuits, 2000
Élisée Reclus, L'évolution, la révolution et l'idéal anarchiste (1898), Labor, 2006
Pierre Kropotkine, Œuvres, Paris, Petite collection Maspero, 1976
         - L'Entraide
(1906), Bruxelles, Aden, 2009
         - Voir aussi sur internet : Paroles d'un révolté (1885) ; La Conquête du pain (1892)
Emma Goldmann, L'épopée d'une anarchiste (1934), Bruxelles, Complexe, 1984
Alexandre Berkman, Qu'est-ce que l'anarchisme ? (1929), L'échappée, 2005

Et pour l'époque actuelle

Revue Réfractions (http://www.refractions.plusloin.org)
Revue Offensive libertaire et sociale (http://offensive.samizdat.net/)
Le site internet le plus complet : http://www.raforum.info/


 

12 Lire, par exemple, de Axel Honneth, La réification (Paris, Gallimard, nrf essais, 2007) et d'Emmanuel Renault, L'expérience de l'injustice. Reconnaissance et clinique de l'injustice (Paris, La Découverte, 2004).
13 David Graeber, op. cit., p. 16.
14 Suivant le concept de « spectacle » élaboré par Guy Debord et l'Internationale situationniste dans La société du spectacle, Paris, Gallimard, Folio, 1992 (1967).

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