Des usages possibles de la philosophie par l'anarchisme

Si les deux activités sont distinctes, l'une étant guidée par le désir de savoir, l'autre par le désir de construire, elles n'en sont pas moins complémentaires et utiles l'une à l'autre. Un premier usage possible de la philosophie par l'anarchisme réside précisément dans la distinction philosophique entre les domaines théorique et pratique. Pour le dire à gros traits, le domaine qui fait l'objet d'une connaissance théorique est l'ensemble des choses qui ne sont pas créées par les humains, tandis que celui qui fait l'objet d'une connaissance pratique est l'ensemble des choses que nous produisons, dans toute la diversité de nos activités. Considérer que les deux connaissances sont du même type relève d'un choix qui aligne les « sciences humaines » sur les « sciences naturelles », qui applique le même déterminisme aux « lois du comportement » qu'aux lois de la nature. Soutenir cela rend tout projet politique vain et tout militantisme absurde : il ne reste plus qu'à installer son fauteuil dans le sens de l'histoire et à attendre qu'elle se fasse selon la nécessité. Si l'on reconnaît que les deux connaissances sont différentes, on reconnaîtra aussi que la compétence pratique repose en grande partie sur l'expérience et est bien davantage à la portée de tous que le savoir théorique. On se débarrassera de l'emprise des experts sur les décisions politiques, on cessera de croire que seuls des spécialistes sont capables de juger des situations concrètes, d'évaluer des arguments, de peser les avantages et inconvénients de chaque résolution à prendre pour la collectivité. C'est sur une telle distinction qu'au 5e siècle avant notre ère, Protagoras fondait la légitimité de la démocratie, celle-ci entendue à l'époque comme la participation de tous les citoyens au processus délibératif, sans aucune exigence autre que la capacité de s'exprimer et de juger. En effet, l'égalité politique n'est possible que si on refuse tout privilège dans ce domaine à ceux qui ont davantage de formation intellectuelle. Au contraire, confondre la réflexion théorique sur un projet politique avec une philosophie, c'est en exclure tous ceux qui ne s'estiment pas philosophes, c'est instituer une élite intellectuelle parmi les militants, alors même que l'expérience nous montre que bien souvent les moins intellectuels sont les plus lucides sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils désirent.
Faut-il renoncer, dès lors, à être un philosophe engagé ? Je pense au contraire qu'il est possible d'éviter les écueils que j'ai signalés. Il est possible, si l'on a un but pratique et qu'on projette de se servir de la philosophie pour le favoriser, de ne jamais forcer la pensée pour lui faire dire cela même qu'on veut défendre. Si l'on cherche par exemple à élucider le statut de l'histoire (est-elle auto-développement vers une fin déjà contenue d'une certaine manière dans ce qui précède ? est-elle création de nouveauté imprévisible ? est-elle faite par les hommes ou par des forces souterraines qui leur échappent ?), il ne faut pas chercher à démontrer à tout prix l'une des thèses qui nous paraît la plus appropriée à soutenir une action politique du moment.
Cela n'empêche pas de privilégier un certain thème de recherche en fonction de ses utilisations pratiques possibles. Je prends pour exemple le philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis, qui déclare d'emblée, dans la préface de son œuvre principale, que l'élucidation qu'il se propose de réaliser à propos de la société et de l'histoire « est indissociable d'une visée et d'un projet politiques »9. C'est parce qu'il cherche à réaliser l'autonomie de l'individu et de la société contre les aliénations qu'il oriente sa recherche philosophique vers la compréhension de ce que sont l'aliénation et l'hétéronomie ainsi que les moyens de s'en libérer. Pour ce faire, il doit mobiliser des thèses de philosophie théorique : ontologiques (sur le rapport entre le possible et l'effectif, sur le mode d'être de l'histoire, sur le mode d'être de la relation entre la société et l'individu,...) et des thèses d'anthropologie philosophique (sur les conditions de la création humaine, sur le fonctionnement de certaines facultés, comme l'imagination à laquelle il donne une toute autre portée que son usage courant). Mais quand il pense une question ontologique ou anthropologique, il ne va pas la trancher a priori dans le sens qui favoriserait son projet – sinon ce serait de la mauvaise philosophie. Il met en garde au contraire contre ceux qui « veulent abriter ce qu'ils ont à dire – qui peut être, et certes a été, infiniment important – derrière l'être, la nature, la raison, l'histoire, les intérêts d'une classe « au nom de laquelle » ils s'exprimeraient. »10 Pas davantage il n'a fait partie de sa démarche de philosophe de prendre position par rapport aux événements politiques du moment, même s'il l'a fait en tant que militant, et en se servant de ses compétences philosophiques.
Du reste, la démarche philosophique elle-même exige la plus grande lucidité sur ce qu'il est possible de démontrer ou de prouver et sur ce qui reste irrémédiablement de l'ordre du choix, parce qu'indécidable par un raisonnement théorique. Or, parmi ces notions indémontrables sur le choix desquelles toute théorie doit se prononcer, se trouvent précisément celles qui sont déterminantes pour l'action politique, comme la liberté ou l'égalité. À propos de celle-ci, le philosophe Jacques Rancière a apporté récemment une contribution remarquable en proposant de fonder toute relation pédagogique sur le pari de l'égalité des intelligences. Loin de forcer la théorie à donner raison à son désir, il montre en quoi tous ceux qui cherchent une démonstration scientifique à ce sujet se leurrent et masquent sous une fausse objectivité une orientation idéologique. La position qu'il assume à l'inverse de cela est simple et claire : « Notre problème n'est pas de prouver que toutes les intelligences sont égales. Il est de voir ce qu'on peut faire sous cette supposition. Et pour cela il nous suffit que cette opinion soit possible, c'est-à-dire qu'aucune vérité inverse ne soit démontrée ».11 Le rôle de la connaissance théorique est ici purement réfutatif et préliminaire à la construction, dans le domaine pratique, d'un projet social qui s'assume comme choix et ne se déguise pas sous le masque d'une nécessité.
Ces exemples, auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres, montrent que la philosophie a beaucoup à apporter aux militants, du moins quand ceux-ci y cherchent des clarifications et une compréhension approfondie de certains phénomènes, et ne l'utilisent pas seulement comme un autre type de masque, en répétant mécaniquement des formules en vogue ou en vantant sous la forme de concepts savants ce que les militants ont su depuis toujours sous un vocabulaire ordinaire accessible à tous.
9 L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil Points Essais, 1999 (1975), p. 8.