Philosophie et anarchisme

Réfléchir sur les luttes politiques, se demander comment changer le monde, est-ce faire de la philosophie ? À l'inverse, l'activité philosophique suppose-t-elle un engagement politique ? L'engouement récent pour certaines philosophies dans les milieux anarchistes renouvelle la question à la fois de la distinction et de la complémentarité entre ces deux activités.

Un colloque sera consacré prochainement à Lyon à la « Philosophie de l'anarchie », avec l'intention d'« explorer ce que les théories libertaires [ont] encore à nous dire positivement, à interroger leur rapport aux courants philosophiques dominants d'hier et d'aujourd'hui »1. La référence à la philosophie est justifiée notamment par le fait que « en son sens le plus ancien, elle est aussi relative à des genres de vie, à des pratiques effectives qu'elle s'efforce d'informer ou d'exprimer », et de citer comme exemple « la philosophie de vie de personnes qui décident d'habiter dans un squat ».

En dépit de l'intérêt bien réel que promettent les thématiques annoncées, il me semble que la notion même de « philosophie anarchiste » ou de « philosophie de l'anarchisme » est une formulation erronée du rapport entre la philosophie et l'anarchisme, susceptible de faire tort à la fois à l'une et à l'autre. Je voudrais montrer d'abord la nécessité de dissocier ces deux activités, et ensuite la possibilité de les  placer d'une autre manière dans une relation d'utilité réciproque.

Il me semble crucial, en effet, de maintenir une distinction forte entre le domaine des études intellectuelles et le domaine de l'action politique, de même qu'une séparation claire, parmi les activités d'un individu, entre celles qui relèvent de l'étude théorique (surtout si celle-ci est menée dans un cadre professionnel) et celles qui relèvent du militantisme. Faute de cela, on confondra la réflexion théorique appliquée à un projet politique dans un but militant et la réflexion théorique menée en vue de la connaissance ou de la compréhension d'un phénomène, sans préjugé ni orientation préférentielle, telle que doit l'être une philosophie non dogmatique. En outre, l'individu qui voudrait mener les deux ensemble comme si elles constituaient une seule et même activité de « philosophie anarchiste » serait confronté à un conflit d'intérêt entre les exigences propres à son avancement professionnel et les modalités les plus utiles pour la cause qu'il veut promouvoir ; or dans un tel conflit la partie qui l'emporte est le plus souvent celle qui procure les moyens de subsistance.

D'une manière générale, on confond trop facilement « théorie » (ou « réflexion ») et « philosophie ». Or, l'anarchisme, comme tout projet politique, comprend à la fois des aspects théoriques et des aspects pratiques, la théorie servant à analyser, décrire, anticiper des pratiques, ou encore examiner leurs conditions de possibilité. Cette théorie ne sera pas pour autant une philosophie.

Sans vouloir le moins du monde tomber dans le retranchement corporatiste, il est important de rappeler ce qu'est la philosophie, du moins en s'en approchant par certains traits propres à défaut de pouvoir en donner une définition qui serait unanime. La philosophie est une discipline intellectuelle, qui vise à un certain savoir et non à une réalisation. Elle a ses objets propres, même si tous les philosophes ne les citeraient pas exactement de la même façon. En tant qu'ontologie ou philosophie première, ou même métaphysique en un sens non transcendant, elle se donne un domaine général par contraste avec chacune des sciences régionales, et elle applique son propre type d'enquête à l'ensemble des choses qui sont, quelle qu'en soit la modalité d'être ; par suite elle réfléchit à la notion même d'être et de modalité d'être, ainsi qu'à toutes les notions universelles telles qu'identité et différence, permanence et devenir, nécessité et contingence, etc. Ce faisant, elle est immédiatement aussi épistémologie, c'est-à-dire réflexion sur le type d'appréhension que nous pouvons avoir des phénomènes ou des étants, et par là anthropologie dans la mesure où une telle enquête est inséparable d'une étude des facultés humaines.

Cependant, on parle aussi de manière plus spécialisée d'une « philosophie de », d'une philosophie appliquée à certains domaines particuliers, par exemple : philosophie des sciences, philosophie de l'art, philosophie de la religion. Il ne s'agit pas, dans ces cas, de n'importe quel discours ou de n'importe quel savoir sur ces objets, et un indice en est qu'on la distingue, par exemple, de l'histoire de ces mêmes domaines. La dimension philosophique réside ici dans le fait d'étudier les conditions de possibilité de ces autres activités (statut de leurs objets, conditions d'apparition d'une telle institution, type d'universalité ou de nécessité...), ainsi que leurs implications et relations avec l'ontologie, l'épistémologie, l'anthropologie. La philosophie politique correspond à ce type de tâche vis-à-vis du fait politique en général : quelles sont ses conditions, ses présupposés, ses effets, ses relations avec les dimensions philosophiques qui viennent d'être évoquées ?

Si c'est en ce sens que l'on veut entendre une « philosophie de l'anarchisme », celle-ci aurait une extension extrêmement réduite, puisqu'elle interrogerait exclusivement les fondements ou les présupposés de cette théorie politique particulière qu'est l'anarchisme2.

On ne peut pas en l'espèce invoquer le parallèle avec d'autres disciplines, par exemple la proposition de David Graeber de se consacrer à une anthropologie anarchiste3. Graeber définit son projet comme celui d'une anthropologie qui se concentre sur l'observation de traits de société chers aux anarchistes : la répugnance à instituer un État, l'évitement des chefs et des hiérarchies sociales, les pratiques d'assemblées, les répartitions égalitaires,... Il ajoute que le but déclaré de ce genre d'investigation est de montrer que de telles organisations sociales sont possibles et viables, que les anthropologues doivent se débarrasser de leur préjugé selon lequel elles sont révélatrices d'une étape archaïque de la société4, et enfin que les militants pour une société anarchiste peuvent tirer profit de ces expériences. Il est probablement justifié qu'une telle anthropologie se dise anarchiste en raison de son but et de ses objets de recherche ; elle ne disqualifie pas la démarche anthropologique en choisissant de décrire seulement certaines pratiques qui l'intéressent, dans la mesure où cette discipline a renoncé à toute prétention à atteindre des structures universelles de l'être humain5. Mais un philosophe ne peut pas se permettre de sélectionner les aspects qui lui plaisent dans une question ; il doit tenir compte de tout, et il ne peut mettre sa recherche d'emblée au service d'une thèse à défendre.

philo

En outre, ce second usage de la philosophie comme réflexion appliquée à un autre domaine de l'activité humaine, n'est pas reconnu par l'ensemble des philosophes. Je me contenterai de citer comme exemple Deleuze et Guattari, souvent invoqués comme référence par ceux-là même qui voudraient qu'il y ait une philosophie de leur politique : « Elle n'est pas réflexion, parce que personne n'a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l'art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n'ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu'ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective ». 6. Sans doute Deleuze et Guattari n'abandonnent-ils pas toute philosophie politique, mais ils en font tout autre chose qu'une étude de faits politiques ; c'est en tant que critique, refus des évidences, ouverture sur les possibles, que la philosophie devient politique : « Chaque fois, c'est avec l'utopie que la philosophie devient politique, et mène au plus haut point la critique de son époque. L'utopie ne se sépare pas du mouvement infini : elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu (...). Le mot d'utopie désigne donc cette conjonction de la philosophie ou du concept avec le milieu présent »7. Il s'agit, en d'autres termes, de faire la jonction entre le possible et l'effectif, de refuser le discours de l'inéluctable, de mettre en évidence ce qui se tient le plus loin de l'évidence, en restant cependant sur le terrain des concepts et non sur celui des situations événementielles particulières.

Mais avec la philosophie politique, on franchit souvent une étape supplémentaire qui la fait se confondre avec la politologie, voire avec le journalisme. Se consacrer au commentaire de situations politiques données demande seulement la patience de se tenir au courant des événements et éventuellement la capacité de les placer dans un contexte, de les interpréter et d'en pronostiquer les conséquences. Cela n'a rien à voir avec la philosophie. Si un philosophe se livre à cette activité, ce n'est pas en tant que philosophe, c'est en tant qu'il s'intéresse personnellement aux faits et discours de la classe au pouvoir. Que ses analyses reçoivent une autorité et une garantie du fait qu'il est philosophe constitue un abus et une tromperie. Sans doute, l'entraînement au décodage de l'argumentation, à la mise en question des évidences, à la détection des simplifications, donne un avantage technique à celui qui a ce type de formation. Mais si ces instruments peuvent être acquis par la pratique philosophique, ils peuvent l'être aussi par d'autres pratiques, professionnelles ou non.

Enfin, le pire est atteint lorsqu'une philosophie politique ne consiste en rien d'autre qu'en l'apologie d'un régime politique particulier et en la légitimation de son idéologie ; ainsi, le marxisme n'est pas une philosophie mais certains philosophes se sont mis à son service pour le promouvoir soit par des arguments théoriques soit par des propositions pratiques auréolées de leur autorité académique.

Si un philosophe se mettait ainsi au service de la proposition anarchiste, il cesserait par là-même d'être philosophe. C'est au contraire en refusant de le faire qu'il donne à la philosophie son caractère authentiquement anarchiste, c'est-à-dire sans dieu ni maître, sans dogme ni préjugé, sans manipulation ni manœuvres8.


 

 1 Voir l'annonce sur le site : http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article1778. Je précise que les organisateurs sont des amis, et que le présent texte a pour origine la contribution qu'ils m'ont proposé d'apporter à la thématique lors d'un séminaire préparatoire.
2 L'objet de ce texte n'étant pas de présenter l'anarchisme pour ceux qui l'ignoreraient, je me permets de renvoyer à quelques références bibliographiques de base en fin d'article.
3 Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux, 2006 (traduit de l'anglais : Fragments of an Anarchist Anthropology, Prickly Paradigm, 2004).
4 L'œuvre pionnière sur ce point est celle de Pierre Clastres, La société contre l'État, Paris, Minuit, 1974.
5 On peut éventuellement déplorer cette tendance récente de l'anthropologie « scientifique » (par opposition à son origine plus « philosophique » et plus universaliste, dont l'école structuraliste a été le représentant le plus influent) et s'interroger sur l'utilité de collecter des observations fragmentaires et purement descriptives, sans recherche d'une compréhension profonde des phénomènes - mais c'est une tout autre question.
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005 (1991), p. 11.
7 Idem, p. 95-96.
8 Je laisse de côté ici la question d'une philosophie an-archique au sens technique de « sans principe », en signalant simplement que cette signification du terme archè est d'emblée clairement distinguée par les philosophes grecs de la signification politique de « commandement » ou « gouvernement ».

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