Un « triste et mélodieux délire » au seuil de la modernité
Le 1er mai 1909, à peine dix ans après son séjour dans la ville de Stavelot (été 1899), Guillaume Apollinaire fait paraître dans le prestigieux Mercure de France un long poème de trois cents vers, La Chanson du mal-aimé, qui sera repris dans son premier recueil Alcools en 1913. Celui qui n'avait encore que vingt-neuf ans livrait là l'un de ses plus beaux textes, un « triste et mélodieux délire » évoquant sur le ton du regret son amour malheureux pour l'anglaise Annie Playden, avec un art qui fait la transition entre la poésie ancienne et celle qui s'annonce, et qui place ce long poème au seuil d'une modernité que le poète a grandement contribué à instaurer.
Un amour
Annie Playden
En 1901, celui qui ne signe pas encore Apollinaire saisit l'opportunité d'un emploi de précepteur. Une riche Allemande de la région de Cologne, Mme de Milhau née Hölterhoff, l'engage comme précepteur français de sa fille Gabrielle, qui a neuf ans. La « famille » compte aussi une jeune gouvernante anglaise, Annie Playden.
À partir d'août 1901, Mme de Milhau, sa fille et ses employés vont séjourner pendant plusieurs mois dans la région du Rhin. Guillaume voyage en Allemagne, en découvre les grandes villes, en nourrit ses yeux, ses souvenirs et son imaginaire. C'est aussi à cette époque que son écriture poétique s'affermit et se fixe une première manière, qu'illustreront les poèmes du cycle rhénan, partiellement repris dans Alcools en 1913.
La jeune Anglaise plaît à Guillaume, il s'éprend d'elle, la courtise, l'effarouche, l'amadoue, la fléchit, mais la séduira-t-il jamais complètement ? Au terme du voyage, après l'excursion solitaire de Guillaume, elle prend ses distances, le blesse sans doute ; la cohabitation devient difficile : Guillaume rentre à Paris en août 1902, meurtri. Ce jeune homme exalté, amoureux de la femme, avide d'amour, blessé, devient en quelques jours le mal-aimé qu'il se sent être, qu'il se complaît à être.
Il se fait souffrir deux ans encore : en novembre 1903, après des échanges épistolaires, il se rend à Londres pour retrouver Annie et tenter de renouer leur relation : d'abord froide, elle finit par ne pas refuser l'idée d'un nouveau rapprochement, mais la famille s'oppose. Après un second voyage en Angleterre en mai 1904, il apprend en 1905 le départ définitif d'Annie pour les États-Unis.
De cette expérience et de cette douleur longtemps inextinguible, sont sortis plusieurs poèmes dont bien sûr La Chanson du mal-aimé.
Un poème non parfait
Lorsqu'il paraît en 1909, le poème se signale par une « qualité » assez neuve dans l'histoire de la poésie, l'apport majeur d'Apollinaire à la modernité naissante du moment : sa construction et son écriture reposent sur une esthétique de la non-perfection, c'est-à-dire, plus précisément, un refus conscient de la quête d'une perfection qui jusque-là constituait un idéal quasi obligé de toute poésie ambitieuse.
La non-perfection, ce n'est pas la maladresse, la platitude, l'incohérence, la facilité, la cheville, la lourdeur, le mauvais goût, mais tout ce qui relève de la variation de ton, de la liberté, de l'écart, de la surprise, voire de la rupture, du choc du prosaïque et du lyrique, et même de l'inachèvement, un usage du déséquilibre, du décalage. Tout ce qui laisse percer l'homme sous le poète, l'artisan en acte sous le texte. Ce par quoi un langage bouge à l'intérieur d'un texte, non une langue unique et identique à celle des autres poèmes, mais une langue qui en de multiples variétés lutte avec elle-même.
À cet égard, les ascendants d'Apollinaire se trouvent du côté de Musset et de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud et de Laforgue, de Francis Jammes. Et certes, par plusieurs poèmes d'Alcools et par plusieurs aspects de la Chanson, Apollinaire a encore un pied dans le 19e siècle. Mais par son art de la non-perfection assumée, il inaugure pleinement son siècle, celui du poème libre et ouvert, qui projette une voix en avant, comme chez Valery Larbaud ou Blaise Cendrars.
Ce long poème n'a pas été écrit d'une traite : son élaboration a pris plusieurs années, dès 1904 après une ébauche en 1903, et jusqu'en 1908 au moins : sa structure complexe et discontinue le montre bien. Apollinaire n'a pas voulu composer une suite linéaire et logiquement déroulée. La Chanson est bien plutôt constituée d'une longue composition mouvante, où s'amalgament tour à tour des pièces et des vers littéralement cousus ensembles. Michel Décaudin parlait d'« un travail de juxtaposition », d'« une marqueterie de pièces et d'ensembles ». C'est en fait une rhapsodie, tant au sens poétique que musical. En grec, rhapsodie désigne un poème cousu, un récit que composaient et récitaient les aèdes en assemblant des morceaux d'épopées. En musique, c'est un poème symphonique qui développe et alterne plusieurs motifs.
Un monologue introspectif
Le poème paraît commencer comme un récit : le locuteur croise à Londres deux personnages, un homme et une femme, qui lui rappellent la femme aimée, et par glissement, sa blessure, « la fausseté de l'amour même ». La double rencontre installe dès l'orée du poème l'atmosphère d'intensité et de désarroi dans laquelle baignera le locuteur jusqu'au bout, son trouble et son obsession.
Mais à partir de ce point, le locuteur ne se raconte plus, il se décrit. Il se décrit aimant, pensant, regrettant, souffrant, se récusant, se résignant, se révoltant. Ce n'est donc plus un récit, mais une action purement mentale dont le processus est mimé par le poème dans le temps même de sa lecture.
La Chanson est un monologue polyphonique, adressé à soi même, mais aussi au lecteur, de deux manières au moins. Tout d'abord, le discours se transforme à trois reprises en ce qui est presque un théâtre, à l'occasion des trois fameux poèmes enchâssés. Apollinaire se transforme en un bateleur qui, sautant sur les tréteaux, s'adresse à nous, non plus lecteurs mais spectateurs, pour réciter le charmant poème de l'« Aubade chantée à Laetare un an passé », puis mettre en scène les cosaques Zaporogues, et enfin faire défiler les « Sept épées » en un poème totalement hermétique.
Mais il y a surtout un vers placé à une des charnières du texte, juste avant le poème des sept épées :
Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon cœur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j'oublie
Subitement et brièvement, le poème quitte le mode du monologue entrecoupé de récits, pour esquisser un dialogue, ou du moins une interlocution vite avortée.