Un cheminement
Le cheminement mental mimé par le poème est particulièrement sinueux, oscillant entre le mal de l'obsession et le désir de lucidité. Une même strophe unit le regret du passé et de l'amour perdu et impossible, la douleur paroxystique, l'appel à l'oubli et la louange hyperbolique de l'aimée – quatre thèmes qui reviendront en boucle dans tout le poème :
Regrets sur quoi l'enfer se fonde
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre
Un mouvement contraire le mène plusieurs fois sur la voie de la lucidité sur son obsession maladive du passé, et d'un adieu à l'amour et aux regrets :
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soirAdieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus
Le tourbillon émotionnel dans lequel son introspection entraîne le poète l'amène au bord d'un sentiment de non-existence :
Mon cœur et ma tête se vident
Tout le ciel s'écoule par eux
Et plus loin :
Au soleil parce que tu l'aimes
Je t'ai menée souviens-t'en bien
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
Ô mon ombre en deuil de moi-même
Le poète, personnage du poème, se ramène lui-même à un double état : incapable d'oublier, mais conscient de son erreur – de son destin.
La fin du poème est finement construite en un double mouvement contradictoire et alterné, une clôture sur les deux états : le fatalisme et la lucidité, la persistance irréductible de la douleur, de l'amour et du souvenir ; mais à l'inverse une ouverture au monde qui l'entoure et un dernier cri d'amour étouffé. Le Paris moderne fait contrepoint au Londres brumeux et inquiétant du début du poème, mais le lieu et la saison n'ont d'autre réalité pour le locuteur que d'entretenir sa douleur :
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d'y mourir
ou de soutenir et d'amplifier son cri d'amour :
Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée
Quelques vers plus haut, Apollinaire se peint en filigrane dans le rôle d'Orphée, jouant de la lyre du mois de juin, le mois de printemps qui devrait inciter au bonheur, mais qui ne vibre que de douleur.
Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
Ce poème se sait et se dit triste et mélodieux délire, un délire où la folie veut raisonner, pour le malheur du locuteur. C'est que le poème a tout entier été construit, écrit, déroulé comme tel ; le délire d'amour, la totale confusion des sentiments, haine, regret, amour, obsession, douleur et dépit, étaient la partition que le poète avait assignée au personnage qui le représente et qui s'exprime dans le poème.
Registres et tons
Pour ce faire, il lui avait fallu forger ses propres moyens poétiques et les associer. Moderne et non-parfait, le poème l'est aussi par le mélange des registres et des tons que se permet le poète.
Apollinaire en 1914Et moi j'ai le cœur aussi gros
Qu'un cul de dame damascène
Ô mon amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine

Ces quatre vers suffisent à eux seuls à illustrer le mélange étonnant qui caractérise la Chanson, et la puissance des effets qu'il peut produire. Tout y est : la rupture de ton avec un passage brutal au trivial et à l'obscène, la pointe d'érudition hermétique au lecteur (qu'est-ce qu'une dame damascène et que vient-elle faire ?), mais surtout, en contrepoint, l'expression directe de la douleur et du regret ; avoir le cœur gros, avoir de la peine : nulle sophistication, un épanchement dont la simplicité linguistique atteste la sincérité. Est-ce par pudeur, afin de compenser cette émotion pure, qu'Apollinaire recourt à la fois à l'obscénité et à l'obscurité, comme voile et moyen d'expression de cette pudeur ?
Les registres multiples sont les indices de la présence de l'auteur et de sa personnalité, et pour le lecteur une source d'effets multiples. Le premier plaisir du texte est donc celui du poète. Mais ces stratégies rhétoriques de mélange de tons sont aussi le lieu d'un double dialogue ou d'une double relation.
D'abord relation du poète avec lui-même, qui construit tout un long poème pour mettre en scène sa propre expérience émotionnelle (regret, souffrance, peine et colère) mais qui ne peut le faire directement, qui ne peux s'autoriser à dire les choses telles qu'elles sont sans tenter de compenser sa sincérité par de l'excès. À cela servent l'obscénité et l'érudition, mais aussi d'autres moyens ; d'abord l'emphase et l'hyperbole :
Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines
Cette grandiloquence est certes une trace de romantisme, et bien sûr, romantique, le jeune Apollinaire l'était. Mais leur insertion dans une stratégie complexe de fusion des registres et des tons éloigne significativement ce poème du siècle qui le précède et l'ancre de plein pied dans la modernité qu'il entame.
À côté de l'emphase, mais plus discret, figure l'humour :
Dans l'aubade :
Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus
Il y a la réponse des cosaques, bien sûr :
Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D'yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique
Plus discret, plus subtil, et placés in extremis à la fin de poème :
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de PiseLes cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée
Le mélange des tons, simplicité, grandiloquence, humour, obscénité, préciosité, noue également une relation du poète au lecteur : c'est assurément pour le poète le moyen d'éviter le solipsisme d'un pur épanchement clos sur lui-même, c'est une manière d'impliquer le lecteur presque contre son gré dans un processus complexe, difficile pour le poète : se dire. Il y parvient en l'interpellant, le choquant, l'intriguant, l'irritant peut-être, le séduisant souvent.
Un poème qui se fût voulu parfait n'aurait pu atteindre ces multiples effets ; parmi mille qualités, c'est sa non-perfection volontaire qui lui permet de pénétrer aussi profondément en nous.