Fabrice Murgia interroge son présent

Raconter par l'image

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Chronique d'une ville épuisée est un spectacle qui se présente de manière très cinématographique. Le spectateur face à la scène pourrait presque se croire devant un écran de cinéma sur lequel serait projetée une suite d'images. Les scènes se succèdent à la manière de plans. L'histoire racontée, la chronique, est celle d'une vie, d'une jeune fille dont la réalité elle-même serait celle d'un monde imagé, univers de l'écran. Sa relation au monde passe par le virtuel, elle entre en communication avec d'autres gens, mais ceux-ci n'existent pour elle que sur l'écran de son ordinateur. C'est également le seul rapport qu'entretient le spectateur avec le personnage. Les éléments scéniques ne sont visuellement accessibles qu'à travers un écran translucide, laissant tantôt transparaître le décor, la comédienne et les intégrant à d'autres moments à des images vidéos projetées. Le spectateur est devant un spectacle de théâtre, il s'agit bien de gens face à des gens, de spectacle vivant, mais l'accès à ce vivant est médiatisé, tout comme il l'est de plus en plus dans le réel, pour toute une génération qui se construit et entre en communication via l'image. Il est donc sensé de raconter par l'image.

L'image permet la construction d'un univers fictif. Le personnage passe par elle pour se créer une identité nouvelle, se libérer des contraintes qui pèsent sur lui et sa subjectivité dans le réel. Mais cet espace de création, de liberté qu'elle constitue finit par asservir, tant l'imaginaire est formaté. « Mes personnages meurent et perdent contact avec la réalité parce qu'ils préfèrent leur imaginaire à la réalité, sauf que leur imaginaire, on le remarque très vite, est formaté, est inventé par tout ce dont ils sont justement victimes ». Raconter par l'image, construire l'espace scénique avec des images reproduisant l'action des comédiens ou encore réduire cet espace scénique à une planéité écranique, c'est aussi un moyen pour le metteur en scène de dénoncer, par la forme du spectacle, l'emprisonnement auquel l'imaginaire réduit finalement les personnages. Si, pour une génération, il semble évident de pouvoir maîtriser dans les moindres détails la construction de son identité, de pouvoir diversifier les aspects qui constituent sa subjectivité ou du moins d'en avoir l'impression (construction de l'identité à travers les avatars, les profils sur réseaux sociaux ou les jeux en lignes), les spectacles de Murgia rappellent par la forme et le contenu que cette apparente maîtrise n'est qu'illusoire.

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Enfermées dans des écrans dans les deux spectacles, les images que ces personnages se donnent d'eux-mêmes sont en fait le résultat d'un formatage. Que ce soient les histoires que le personnage de Dieu est un DJ  invente et prétend avoir vécues, ou la relation que la jeune fille de Chronique... se fabrique sur le net, ces éléments imaginés et mis en images dans le spectacle sont influencés, façonnés par une culture bombardée et bombardant d'images, d'icônes, de modèles auxquels se conforment en fait totalement les imaginaires des différents protagonistes. En témoignent les multiples références au cinéma, aux faits divers, à la télévision ou aux réseaux sociaux d'Internet dans la construction des images produites sur scène.

Des gens devant des gens

Dans les deux mises en scène, l'artificialité est soulignée mais en même temps, la composition visuelle provoque une fascination, embarque le spectateur dans « un trip hypnotique », tendant à évincer toute réflexion et à l'englober dans une atmosphère sensorielle envoûtante. Le spectacle laisse donc le spectateur avec un sentiment proche de celui laissé par le film : hypnotisé par la surface écranique qui finit par absorber son regard et lui faire assimiler scène et écran, il finit par observer un spectacle qu'il reçoit plus comme un film que comme un événement théâtral. Mais comme le dit le metteur en scène, finalement, ce qu'il a vu, « c'était des gens devant des gens et donc c'était du théâtre ». Il prend donc conscience que l'image a tendance à prendre le dessus sur le vivant et à lui faire oublier l'humain, le concret au profit du virtuel et du formaté. L'image vidéo sur scène capte le regard plus que ne le fait le vivant. La question n'est pas nouvelle, mais l'intérêt et la particularité des spectacles de Murgia, c'est que l'espace scénique tout entier tend lui-même à se confondre avec un écran de cinéma. Soit par la présence d'une surface plane par laquelle le regard doit passer pour avoir accès à l'action scénique qui se réduit donc à cet écran, soit par une orientation du regard qui fait assimiler les actions scéniques et celles reproduites, avec un certain effet (noir et blanc, léger ralenti) stylisant les corps filmés, les sublimant. Comme le cinéma crée et fabrique des corps, les écrans ici les modifient et font exister un corps icône qui n'existe que sur cet espace et n'a aucun référent dans l'ici et maintenant de la représentation. Le spectacle fait exister des êtres qui fascinent, mais qui se révèlent asservis à des modèles, formatés. Quand le spectacle se termine, il revient à l'esprit des spectateurs que ce qui s'est déroulé devant eux était l'action de gens devant des gens et non une représentation filmique. Ainsi est finalement raconté comment l'imaginaire surpasse et enferme finalement des corps réels, les façonne. Ainsi est finalement interrogé notre rapport au réel, au virtuel, notre situation de perception du monde et des êtres qui nous entourent.

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Il semble donc que les créations de Fabrice Murgia interrogent singulièrement la réalité d'une jeune génération dont la liberté d'affirmation de subjectivité n'a jamais été tant prônée. Mais si, dans les apparences, les possibilités d'êtres sont multiples et sans limites et si l'imaginaire n'a jamais semblé si facile à mettre en œuvre, il en ressort en fait que celui-ci est plus formaté, plus conforme aux modèles. Mais il l'est de manière pernicieuse, tacite. Il donne l'impression d'être le résultat de choix individuels. Et la crainte est que cet imaginaire et ses représentations fascinent plus que le concret de la réalité. Si bien qu'ils finissent par devenir eux-mêmes la réalité de toute une génération, qui se retrouve dès lors plus que jamais soumise aux modèles.

 

Charline Rondia
Mars 2011

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Charline Rondia est chroniqueuse, diplômée en Arts du spectacle de l'ULg.


 

Chronique d'une Ville épuisée / Life : Reset  est programmé du 10 au 25 mai 2011 au Théâtre National
Fabrice Murgia
Né en 1983
Licence en art dramatique au Conservatoire de Liège (2002-2006)
Acteur :
Théâtre
  • Le barbier de Séville, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais - Jacques Delcuvellerie (2008-2009)
  • Avaler l'océan, Jean-Marie Piemme - Sofia Betz (2008-2009)
  • Djû (et c'est reparti!!), Charlie Degotte (2008-2009)
  • Djû, Charlie Degotte (2007-2008)
  • Visage de Feu, Marius Von Mayenburg - Sofia Betz (2007-2008)
  • Anathème, Jacques Delcuvellerie (2004-2006)
  • Je ne veux plus manger, Jeanne Dandoy (2004-2005)
Cinéma
  • Odette Toulemonde, Eric-Emmanuel Schmitt, 2006
Télévision
  • Melting Pot Café, Jean Marc Vervvot, RTBF 2007
Mises en scène :
  • Dieu est un DJ, Falk Richter 2010-2011
  • Chronique d'une ville épuisée, Fabrice Murgia, 2010-2011
  • Le chagrin des ogres, Fabrice Murgia, 2008-2009
  • Couturière, William Shakespeare, Bernard-Marie Koltès, Franz Kafka, Charles Bukowski, Jean-Marie Pétiniot - Mise en scène avec l'équipe Musique et parole.

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