Collision Zone, une performance au titre évocateur

En 2011, pour sa sixième édition, le Festival de Liège présentait ses programmes avec, écrits en rouge sur noir, les mots "Théâtre-danse-musique". Le message était clair, affirmé et tranché : il n'y aurait pas que du théâtre cette année, et un renouvellement s'annonçait.

Jean-Louis Colinet, directeur du Festival de Liège, précise qu'il ne s'agit pas, pour lui, de montrer sur scène des spectacles au ton plus traditionnel ou grand public, mais bien de prendre des risques notamment en dénichant de nouveaux talents de la scène belge et française. Il s'agit selon lui de « renouveler le théâtre » avec des jeunes qui « ont quelque chose à dire plutôt qu'une volonté de démonstration d'un savoir-faire ».  La proposition d'une distribution et de collaborations hétéroclites n'était pas nouvelle pour le Festival de Liège. Elle fait bel et bien partie de sa politique depuis le début, et ce dernier avait déjà acquis, au cours des dernières éditions, une certaine diversité d'approches thématiques et scéniques.

Avec sept créations pour le Festival en 2011 et la présence de jeunes figures émergeantes, le théâtre allait s'enrichir de multiples nouveaux langages, qu'ils soient issus de la danse, de la musique, ou des nouvelles technologies. Le Festival de Liège n'allait plus seulement interroger le présent, il allait l'utiliser comme une trame, l'investir, l'intégrer, voire même l'ingérer.

Cette ouverture à de nouvelles approches et de nouveaux médias a été poussée jusqu'à son paroxysme en proposant Collision Zone, une performance de quarante minutes avec des projections visuelles de Gast Bouschet et Nadine Hilbert, et des improvisations musicales du jeune groupe électroacoustique belge Y.E.R.M.O (avec Yannick Franck et Xavier Dubois).

Insérer cette oeuvre-performance au sein de la programmation était un acte fort, inhabituel, et par conséquent véritablement périlleux, d'autant plus que les programmes restent assez ésotériques dans leur présentation des spectacles afin que le public ne soit pas désenchanté par une découverte trop précoce de ce qui va leur être montré.

Par sa forme même, le spectacle était une performance au sens courant du terme. Il  montrait sur une scène deux musiciens qui improvisaient sur des images photographiques et vidéographiques projetées sur trois écrans distincts placés à côté de la scène et derrière les spectateurs. Ces derniers étaient assis au centre de la salle et se trouvaient ainsi au cœur même du dispositif.

Bien que ce type de dispositif ne soit pas véritablement neuf, car on peut en trouver de similaires dans des galeries d'art ou des soirées destinées à un public intéressé par les arts contemporains, il demeurait singulier ici grâce un geste : celui de placer ce type de spectacle au coeur de la programmation d'un festival d'habitude principalement théâtrale.

D'ailleurs, des clivages générationnels et des dissensions ont témoigné de la force et de l'intensité de ce qui était proposé. Les mots de Collision Zone servaient alors autant à désigner le spectacle par son titre que pour témoigner des réactions d'un public fort divisé.

Collision Zone tirait effectivement son nom des "zone de collision" c'est-à-dire d'aires géographiques où deux plaques tectoniques continentales se rencontrent en créant des reliefs accidentés. La métaphore lancée gagnait d'autant plus en puissance avec des projections d'images montrant des lieux désolés et indéterminés à la fracture entre deux univers.

collisionzone
Collision Zone, catalogue pages

Si le programme parle d'une performance qui dénonce le schisme « entre l'Europe et l'Afrique [...]. avec la Méditerranée comme frontière géographique et une Europe forteresse de en plus fermée à l'immigration comme frontière sociale et psychologique [...] », Collision Zone fait plus que « [restituer] la réalité physique de ce clivage sous la forme de séquences d'images tournées dans des zones géographiques à la lisière des deux mondes ». Il place son spectateur dans une ambiance lourde, sombre et grondante avec des projections visuelles froides, bleutées, dans un schéma de montage expérimental et non narratif . Le tout accompagné d'improvisations musicales qui n'étaient pas des mélodies, mais bien des sonorités graves, inquiétantes, troublantes, pour interférer à nos oreilles comme des bruits.

Effectivement, les vibrations des basses mettent l'oreille à l'épreuve et la performance des deux artistes devenait également celle d'un public maintenu assis, figé. Il s'agissait bien d'une expérience collective qui poussait certains jusque dans leurs retranchements. Cela contrastait avec le calme et la lenteur du défilement des images contemplatives de la nature qui invitaient à la méditation.  

Toutefois, Collision Zone en performance plutôt contrastée, n'en était pas à son seul paradoxe. Les images montraient tantôt des hommes en proie à la répétition de la vie et à la solitude des grandes villes, tantôt des zones urbaines comme vidées d'humanité.

Tandis qu'il ne subsistait de la nature que quelques carrés de terre accidentée, il ne demeurait de l'homme que son absence et la trace qu'il laissait sur la nature avec ses terrains vagues, ses buildings dressés comme d'étranges boîtes rectangulaires toutes similaires les unes aux autres, avec ses forêts d'antennes, les seules à suggérer un ultime moyen de communication entre les hommes.

Cette fracture suggérée de la couche terrestre renvoyait à celle causée par des hommes qui peinent à aller à la rencontre de l'autre. En ces lieux, aux frontières de la xénophobie et de l'angoisse, pas un seul animal ne semble survivre, si ce n'est un insecte. 

Cependant, même cette créature paraissait menacée par la présence de la toile d'araignée sur laquelle elle était en train de progresser. La métaphore de la toile d'araignée revenait à maintes reprises et faisait écho à une architecture de la peur, dans les limbes où l'on ressentait que les hommes étaient comme divisés par des murs invisibles.

La triste industrialisation du monde était également perceptible, non seulement dans les images projetées, mais également dans le fascicule distribué à l'entrée du spectacle, pour en retracer entièrement la composition visuelle. Dans ce document, photogramme par photogramme, la sérialité, la répétition de l'absurde des traces de la vie citadine sautait davantage aux yeux.

Ainsi, sans instrumentaliser ou théâtraliser excessivement ses deux musiciens, la performance improvisée, unique, évanescente et éphémère, était une expérience à vivre qui cherchait par son dispositif à plonger le spectateur dans une sorte de méditation ou à créer des brèches, des passages vers d'autres formes de conscience en altérant l'appréhension du réel. 

En explorant les limites perméables qui existent entre le réel et le virtuel dans la représentation, Collision Zone s'est vraiment proposé comme un spectacle examinant toutes les facettes d'un monde fracturé, fragmenté et fait de frontières invisibles mais pourtant très palpables. Tout en étant lui-même, par son intensité et sa singularité, une potentielle limes ou un zone liminale entre deux mondes.

Ariane Detilleux
Mars 2011

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Ariane Detilleux
est étudiante en 1re année de master en Arts du spectacle.