Un portrait de Yannick Franck
Cette année, le Festival de Liège a fait la part belle à la musique avec des spectacles aux titres évocateurs comme Play Loud, du célèbre metteur en scène allemand habitué des lieux, Falk Richter ; Dieu est un Dj, du jeune talent wallon émergeant mis à l'honneur, Fabrice Murgia ; enfin Lyrics from Lockdown, une pièce de théâtre musical de slam, de hip-hop, de l'américain Bryonn Bain.
Témoin de l'importance de la place accordée aux jeunes talents et à la musique dans le Festival, le musicien, plasticien et performeur Yannick Franck s'est retrouvé invité à collaborer à deux projets où le statut de la musique était différent : la performance Collision Zone de Gast Bouchet et Nadine Hilbert, ainsi que la pièce Chronique d'une ville épuisée. Life : reset de Fabrice Murgia.
Yannick Franck, qui aime à se définir, selon les termes de son ami artiste Benoît Pierre, comme un « plasticien sonore » en raison de sa formation initiale aux arts plastiques à l'Académie des Beaux Arts de Liège, a commenté cette ouverture du Festival à la musique au cours de notre entretien : « Il y a chez Jean-Louis Colinet une curiosité et un intérêt évidents vis-à-vis du son comme élément signifiant au sein du théatre contemporain. C'est en fait également issu d'une volonté chez lui d'ouvrir le festival aux pratiques performatives au sens large, et non de se figer dans une vision traditionnelle des arts de la scène. C'est une démarche que je tiens à saluer, car elle est courageuse et demeure trop rare ».

Et effectivement, cette ouverture s'est fait remarquer avec Collision Zone, une performance à la singulière étrangeté au sein de la programmation d'un festival de spectacles vivants et des arts de la scène qui se centre généralement sur le théâtre. C'était une expérience à part entière mettant en présence, dans la salle obscure du Manège, des improvisations électroacoustiques des deux membres du groupe Y.E.R.M.O. seuls en scène, et des images bleutées projetées sur trois grands écrans par Gast Bouschet et Nadine Hilbert.
Par son dispositif, ce spectacle ne tentait pas de dissimuler ses musiciens, mais les plaçait à l'avant-plan sur la scène même. Bien que relativement dissimulés dans une pénombre savamment recherchée pour ne pas interférer avec la projection des images, les deux musiciens constituaient la seule présence vivante de ce spectacle.
Cette oeuvre engagée dénonçait, par l'articulation de sonorités électroniques expérimentales et d'images vidéographiques, le clivage grandissant entre les continents africain et européen au travers, notamment, des problèmes suscités par les politiques de gestion de l'immigration en Europe.
Le choix de Y.E.R.M.O. pour réaliser des improvisations n'avait rien d'étrange quand on considère ces propos de Yannick Franck : « Je crois que j'ai une pulsion créatrice omniprésente et assez affirmée, stimulée par un rapport singulier au monde, marqué en fait par un sentiment de profond désaccord et de non-appartenance à mon contexte, quel qu'il soit. J'essaie surtout de créer un dialogue avec ce contexte et de trouver des stratégies pour le comprendre et y définir ma position. Quelle que soit la discipline à laquelle j'ai recours, je cherche à créer des brèches, des passages vers d'autres états de conscience, à altérer notre appréhension du réel. Ça explique en définitive pas mal de mes activités ».
Le « plasticien sonore » travaille depuis quelques années dans le milieu théâtral, notamment avec les compagnies Artara ou Trotz Ensemble, pour lesquelles il compose des bandes-son interprétées en direct ou enregistrées. C'est également ce qu'il a fait dans sa collaboration avec Fabrice Murgia pour Chronique d'une ville épuisée. Life: reset.
Pour la pièce de Fabrice Murgia, la bande-son à été composée tout au long de la création, sur base d'improvisations lors des répétitions. « Au départ, la musique devait être interprétée en direct. Il a même été question de me mettre en scène, suspendu au-dessus du plateau dans une boîte en plexiglas ! Mais les contraintes techniques [ont] fait que c'est finalement une bande enregistrée qui est utilisée dans le spectacle » raconte Yannick Franck, qui est ainsi resté aux commandes derrière les gradins, dans un schéma plus traditionnel.
Néanmoins, voir émerger au Festival de Liège Collision Zone et des spectacles mettant en avant des musiques nouvelles ravit Yannick Franck, car « la musique a trop longtemps été utilisée afin d'illustrer, d'accompagner l'acte théâtral, alors qu'elle peut aujourd'hui y être considérée au sein du théâtre comme un élément signifiant à part entière, au même titre que les autres ».
Pour lui, la présence de la musique électronique est même indispensable au théâtre, car « elle représente une part importante de la création sonore actuelle ». Et il ajoute très à propos : « Mais il faut bien dire qu'il s'agit souvent de démonstrations de moyens technologiques plutôt que d'œuvres véritablement habitées. On se laisse trop souvent berner par les effets en perdant aussitôt l'essentiel, la force du propos [...]. Un autre danger aujourd'hui est celui de théâtraliser le musicien à outrance. Les metteurs en scène ont malheureusement très souvent tendance à instrumentaliser les intervenants auxquels il font appel ; ça perd alors beaucoup d'intérêt, à mon sens, puisqu'on est alors plus que dans la représentation. C'est pourquoi je me sens beaucoup plus proche de l'idée de performance ou d'action théâtrale que de théâtre à proprement parler ».
Cette déclaration dialogue bien avec celle de Jean-Louis Collinet, lors d'une rencontre avec les élèves du Master en Arts du Spectacle de Liège, le 10 février dernier, et durant laquelle il entendait « renouveler le théâtre avec des jeunes artistes qui ont quelque chose à dire, plutôt qu'une volonté de démonstration d'un savoir-faire ».
Chronique d'une ville épuisée. Life : reset
Un point de vue sur le monde et une véritable patte sont effectivement deux caractéristiques du jeune Yannick Franck qui compte bien se réaliser pleinement en tant qu'artiste à l'esthétique propre. Et encore une fois, cette dernière tient à l'idée de performance en tant que proposition d'expérience unique à vivre et à faire vivre : « J'aime en fait tout ce qui transpire une certaine ferveur, une force, une rugosité. Je n'ai jamais accordé aucune importance à la virtuosité ou à la technique. Je crois qu'il faut faire corps avec les outils, les instruments que l'on choisit en tant que musicien, et surtout exprimer une certaine urgence, affirmer notre étrangeté au lieu de tenter de la cacher [...] ».
Pour cet artiste, il faut « Changer notre rapport aux "arts vivants"[pour] véritablement les vivre et les donner à vivre. Sortir de la représentation pour aller vers l'incarnation, voire l'incantation, lorsque nous revisitons un texte, une œuvre existante ».
La collaboration de Yannick Franck avec Fabrice Murgia, Gast Bouschet et Nadine Hilbert s'est faite dans « un cheminement naturel », car Y.E.R.M.O. travaillait déjà depuis 2004 avec ces deux derniers, tandis « qu'avec Fabrice Murgia, la rencontre s'est produite, car nous travaillons de temps à autre ensemble pour les Ateliers de la Colline, qui est une compagnie de théâtre jeune public, lui en tant que comédien et moi-même en tant que technicien du son ».
Néanmoins, travailler pour le théâtre n'est pas chose aisée pour un compositeur. « C'est avant tout une rencontre, parfois difficile [parce que] que je refuse de prendre certains chemins s'ils me semblent trop en désaccord avec l'esthétique sonore que je développe. Mais j'essaie de rester souple ; il faut parfois essayer des tas de choses dont on sait qu'elles ne marcheront pas [...]. Le théâtre intègre tellement d'éléments que ça relève parfois véritablement du miracle ».
Cette difficulté est davantage palpable quand il s'agit de collaborer à deux projets très différents. « Il s'agit de démarches, d'approches totalement différentes. Chronique d'une Ville épuisée est un projet basé sur une trame extrêmement précise, répétée. C'est une forme proprement théâtrale, mise en scène, alors que Collision Zone est une projection vidéo et une improvisation sonore ».
Cependant, quand il s'agit de travailler pour le théâtre, le jeu en vaut la chandelle. « Il y a toujours quelque chose de fantastique quand on finit par trouver une formule qui fonctionne au théâtre, [et] ce sont de très beaux moments. La rencontre avec Fabrice Murgia [a été] d'une grande richesse, la création de Chronique d'une Ville épuisée ayant été une véritable aventure sur le plan artistique ».
Tandis qu'en parlant de son expérience au Festival de Liège, « Un Festival qui interroge le Présent », Yannick Franck ajoute : « La pertinence de ce slogan est évidente pour moi, la programmation du festival étant résolument actuelle et sans compromis. À mon sens, l'art, qu'il soit théâtral, musical ou autre, se doit d'être bien plus qu'un agrément. En plus d'offrir un ailleurs, d'être un moyen temporaire d'évasion, de rêve, de proposer une expérience forte, il se doit de questionner son époque, ses valeurs, l'ordre des choses, afin de pousser à la réflexion. D'être un vecteur potentiel d'éveil ».
Souhaitons à Yannick une longue carrière musicale faite de collaborations enrichissantes avec le théâtre, et qui sait, peut-être encore avec le Festival de Liège.
Entretien réalisé le 30 janvier 2011 par Ariane Detilleux

Ariane Detilleux est étudiante en 1re année de master en Arts du spectacle.
http://yannickfranckchronicles.blogspot.com/