Corps blanc, face à la servitude volontaire

De la "boétique" des corps blancs

Les 29 et 30 janvier derniers, le Festival de Liège a accueilli au Manège Le Corps blanc, le dernier spectacle de la danseuse et chorégraphe franco-vietnamienne Ea Sola. Créé au Hong Kong Arts Festival en 2009, ce spectacle s'appuyait sur le célèbre texte d'Étienne de la Boétie, Discours de la Servitude volontaire.

Datant de 1548, le Discours de la Servitude volontaire était un véritable pamphlet contre la monarchie qui démontrait comment et pourquoi l'homme accepte sa manipulation par des structures de pouvoirs.

Devenu aujourd'hui un classique de la philosophie politique, ce texte retrouve une vraie modernité grâce à la danse contemporaine d'Ea Sola. Cependant, le choix était risqué, le parti pris sans concession, et cela s'est ressenti dans les réactions d'un public secoué, remué, interloqué par l'étrangeté de la mise en scène de ce spectacle qui redonnait « corps » au texte d'Étienne de la Boétie. C'était là le but recherché.

Tantôt froide avec des éclairages blancs et des corps habillés de noir, tantôt colorée avec d'autres vêtements chamarés et des corps érotisés, l'ambiance a divisé nettement le public entre ceux qui sont sortis et ceux qui se sont levés pour crier des bravos à tue-tête.

Résolument engagé et fort tout en conservant une certaine poésie, ce spectacle s'insérait bien dans la ligne directrice du Festival de Liège, « Un Festival qui interroge le Présent ».

Engagée et utile, tels sont en effet les maîtres-mots d'Ea Sola pour se décrire elle-même, comme elle l'a déclaré à Marie-Christine Vernay au cours d'un entretien réalisé pour le journal français Libération le 11juin 2009 : « L'art et la poésie, ce n'est pas ma question [...]. Depuis 2000, 2001, je veux être utile, même si ce n'est que pour une seule personne ».

Cette nécessité ne l'a jamais quittée tout au long de son parcours. Et si elle a laissé sa région natale du Vietnam du Sud en 1974 pour venir étudier en France le répertoire classique français avant de participer aux laboratoires de recherche en théâtre-danse du groupe Grotowski et de travailler avec le chorégraphe japonais Min Tanaka, Ea Sola, devenue danseuse-chorégraphe, est vite retournée dans son pays pour tenter d'en comprendre l'identité entre tradition et modernité. Il s'agissait de rendre lisible par la danse les enjeux politiques et sociaux d'une région en pleine mutation.

C'est ainsi qu'en 2005, elle s'était fait connaître avec sa création Sécheresse et pluie vol. 2 avec l'Opéra Ballet de Hanoi. Dans ce spectacle déjà, avec douze danseuses-paysannes en scène, elle interrogeait le nouveau Vietnam, ce qu'il advenait de son identité et de son histoire sous l'influence de la mondialisation unilatéralement occidentale. Si on trouvait là déjà des thèmes qui lui sont chers et qui seront également traité dans Le Corps blanc, on y retrouvait également sa patte.

Marquée par les enseignements de Min Tanaka, artiste du courant japonais d'avant-garde des années cinquante créé en réaction à la domination américaine, le butoh, Ea Sola va s'attaquer au corps réel, aux mouvements fondamentaux, à la présence entière du danseur dansant et cela selon une conception qui rappelle un peu Artaud, Sade ou Bataille. Dans son travail, elle recherche la matière même de l'expérience dans un élan esthétique bien moderne. C'est aussi cela, Le Corps blanc, le malaise d'une omniprésence occidentale manifesté dans la chair même d'un corps humain en mouvement, blanc et frêle.

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Aux tyrannies d'un monde en pleine globalisation, avec l'omniprésence de la publicité, de la mode, de la marchandisation, Ea Sola oppose sur scène un corps blanc, simple, pur, singulier et non industrialisé, car il s'agit de retourner à cette pureté initiale pour repenser le système politique et la société démocratique moderne dans laquelle nous vivons.

Et s'il était encore possible d'agir ? Si tout n'était pas perdu ? Pourvu que l'homme sente en lui l‘écho universel du texte  intemporel d'Étienne de la Boétie.

Ainsi, au début du spectacle, un vieil homme vietnamien, un sage, entre en scène et récite en français quelques mots du philosophe : « et pourtant, ce tyran, seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni même de s'en défendre ; il est défait de lui-même pourvu qu'on ne consente point à la servitude, à ne rien lui donner ».

Cette  phrase deviendra le leitmotiv et le véritable credo du spectacle. Récitée au départ pour être finalement écrite en défilant sur les murs en plusieurs langues, frappant la rétine comme un flick book, elle sonnait comme un cri silencieux scandé au rythme d'une musique électronique inquiétante allant crescendo.

Après que le vieil homme est parti et sur une musique de Nguyen Xuan Son, Ea Sola a lâché ses trois danseurs sur scène, dans un grand espace clos par un rideau de plastique transparent et contre lequel ils sont venus tantôt se heurter, tantôt se rebeller.

Habillés au départ de simples pantalons et t-shirts noirs, les trois Vietnamiens, deux hommes et une femme, accumulent les paradoxes dans une ambiance d'étrangeté et d'intensité déconcertante. Séduits, manipulés par des forces invisibles, ils partent à la dérive en se laissant griser par des chimères suaves et des lumières colorées.

Soudain, le charme se rompt et leurs mouvements réduits à des sortes de spasmes accusent le joug de la tyrannie. Commence alors une autre ère, celle de l'homme moderne qui vit dans un monde capitaliste, individualiste, aseptisé, où les tyrannies de la finance, de l'industrie et des technologies dernier cri font de lui une fashion victim, un consommateur acharné .

Finalement, comme pour montrer l'ampleur du malaise, un couple de danseurs, seul au devant de la scène là où le rideau était tombé, se maintient appuyé l'un contre l'autre en fragile équilibre. Cependant, inexorablement, la femme tombe à plusieurs reprises sur le sol, les bras le long du corps, sans un bruit, sans autre resistance que celle de son partenaire qui tente de la redresser.  Elle  s'abandonne à l'attrait du vide par un mouvement absurde. L'homme qui la voit choir finit par manupuler son petit corps pâle comme un objet.

Ainsi, cette femme-objet n'est plus partie prenante de l'humanité dont elle a même perdu la capacité et la dignité à se tenir debout. Son esprit s'est abandonné délibérément à la manipulation.

L'homme et la femme actuels pris dans le tourbillion des nouveaux visages de la tyrannie sont incapables de dialoguer et de former un couple. On ressent le malaise de leur irréductible individualité côte à côte, où la seule communication possible tient des relations de pouvoirs.

La danse, comme un flot du monde, se clôt sur cette note pessimiste, mais pas désespérée. Reste un goût amer, avec pourtant cette envie de déjà connaître la suite. Que va-t-il advenir de cette humanité en perte de repères ? Sans doute le prochain spectacle d'Ea Sola le dira-t-il.   

Ariane Detilleux
Mars 2011

crayongris

 
Ariane Detilleux
est étudiante en 1re année de master en Arts du spectacle.