Russie 1905. La Révolution ouvrière se met en place tandis que dans un théâtre, trois comédiens se retrouvent pour répéter La Ceriseraie de Tchékhov. Parmi ces comédiens se trouve la femme d'Anton Tchékhov. À travers cette histoire, Neva, le nouveau spectacle de la compagnie El Teatro Blanco présenté lors du Festival de Liège, pose la question du métier d'acteur mais parle aussi de la révolution. Malgré le fait que l'histoire se passe dans la Russie du début du siècle, le spectateur peut y voir une critique du régime dictatorial d'Augusto Pinochet qui a sévi au Chili pendant dix-sept ans.
La scène est plongée dans le noir. Deux comédiens s'avancent. À l'avant-scène, éclairée par une lumière orange, se trouve un petit podium recouvert d'un tapis rouge. Les accessoires se réduisent à une chaise et une bouteille de vodka. C'est dans ce décor étroit que les personnages vont évoluer.
Dans un premier temps, Neva aborde la question du métier de comédien. La jeune veuve d'Anton Tchékhov se demande quelles sont les qualités nécessaires pour être un bon acteur. Depuis la mort de son mari, elle a l'impression d'avoir perdu son talent. En dehors du théâtre, une révolution ouvrière se prépare. Au début, cette dernière est niée par les protagonistes. C'est Macha qui, agacée de jouer un rôle, se révolte et décide d'aller se battre aux côtés des ouvriers.


Ainsi, Neva pose la question du théâtre engagé. Quel pouvoir le théâtre possède-t-il? Est-il possible de changer le monde grâce au théâtre? La pièce donne en quelque sorte une réponse à ces questions en montrant l'évolution du personnage de Macha qui d'abord tente de fuir, d'ignorer la révolte puis qui décide de s'engager, de changer les choses. Elle laisse tomber son masque de comédienne, elle en a assez de jouer des situations qui ne sont pas réelles, qui voilent la réalité. C'est en luttant qu'elle arrivera à changer les choses. Le spectateur peut voir en Macha une métaphore du théâtre. Le théâtre tel qu'il est incarné par les deux autres protagonistes est inefficace, il est faible et sert seulement de divertissement, il édulcore la réalité. Par contre, le théâtre tel qu'il est incarné par Macha est un théâtre qui se sacrifie pour la lutte, pour changer le monde. C'est un théâtre efficace et fort.
La nouvelle création de la compagnie el Teatro Blanco, bien qu'elle situe son histoire en Russie, peut être vue comme une critique du régime dictatorial d'Augusto Pinochet. Durant dix-sept ans, le Chili a subi la dictature de Pinochet qui a commis de nombreux crimes et des tortures. Il a privé de nombreuses personnes de leur droit à la liberté d'expression. Beaucoup de Chiliens se sont exilés ou ont été chassés de leur pays à cause de la dictature. En 1990, Pinochet est contraint de laisser sa place de président à Patricio Aylwin. En 1998, il est arrêté à Londres et est jugé pour crimes contre l'humanité. Malheureusement aucun des procès intentés contre lui n'aboutiront. Il y a seulement quatre ans qu'Augusto Pinochet est décédé. Bien qu'elle n'est pas été la plus répressive ni la plus meutrière, la dictature de Pinochet a profondément marqué le Chili.
Neva parle de cette blessure notamment à travers la mise en scène. En effet, l'étroitesse de l'espace scénique dans lequel jouent les acteurs représente le manque de liberté qu'a connu le peuple chilien. Les trois comédiens sont habillés de noir comme pour symboliser le deuil des nombreuses familles qui ont connu des morts ou des disparus. Rappelons qu'à part le podium, la scène est plongée dans le noir. Cette obscurité représente les années sombres qu'a connues le Chili. Le coin de scène éclairé serait comme une lueur d'espoir dans cette noirceur.
Les allusions à la dictature ne se trouvent pas seulement dans la forme, il y en a également dans le fond. La révolution ouvrière dont parle Neva fait référence à la protestation du 11 mai 1983 menée par des ouvriers, des étudiants, des mineurs. Le monologue final de Macha peut être vu comme une volonté de briser la censure de la liberté d'expression. Elle est épuisée dans son flot de paroles. La lutte n'est pas simple. À la fin de son monologue, Macha sort du cadre étroit du podium : elle a décidé de se révolter. Elle subira le sort réservé aux opposants du régime.
Bien que l'histoire se déroule en Russie, en 1905, Neva est, par son propos, une pièce très ancrée dans le présent. Cette création traite du problème du théâtre engagé et de ce qu'il peut changer dans la société. Elle dénonce non seulement la révolution ouvrière russe mais également, de manière sous-entendue, le régime de Pinochet et par delà, tous les régimes dictatoriaux.
Neva est un spectacle à la fois drôle et émouvant. Plusieurs répliques font rire le public, suivies par des dialogues poignants qui font monter les larmes aux yeux. Que les acteurs évoluent dans un espace aussi étroit et si peu éclairé ne gêne en rien le spectateur, au contraire cela donne un cachet particulier au spectacle. Le monologue final de Macha, malgré la barrière de la langue ne peut qu'émouvoir, ne peut que toucher le public. Il s'agit d'un spectacle tout à fait réussi.
Aline Lourtie
Mars 2011

Aline Lourtie est étudiante en 1re année de master en Arts du spectacle