Si on devait sexuer internet, il serait féminin
L'amour est une belle idée, la plus naturelle qui soit
Philippe Brenot, Le sexe et l'amour

Le 14 février, c'est la fête des amoureux. Impossible de ne pas s'en rendre compte, les sapins de Noël quittaient à peine leurs décorations que déjà derrière les soldes se pointaient les rouges flamboyants des cœurs, en plastique, en coussins de velours, en sucettes sucrées, en gâteaux glacés. Les commerces décorés de guirlandes de cœurs rouges proposent des plats préparés pour deux, des recettes amoureuses voire aphrodisiaques (au chocolat, gingembre, piment rouge), des décorations de tables pour deux. Ajoutés à cela, des concerts, des films1, des sorties « spécial amoureux », des livres2, des dvd. Des cartes réelles et virtuelles pour se souhaiter le plus doux, déclarer sa flamme ou la raviver. Les bijoux3 , les fleurs et le chocolat4 restent des atouts parfaits. Manière de dire la passion, moyen de la stimuler, modalité d'action, la Saint-Valentin est bien plus qu'un grand coup économique ou qu'un jour consacré aux amoureux : c'est la mise en évidence sociale5 de la nécessité qu'ont les êtres humains d'être à deux, couples hétérosexuels, qui satisferont un jour – ou qui ont rempli déjà – leur devoir de famille envers la société nord-occidentale auxquels ils appartiennent. Les couples homosexuels reconnus par quelques populations dans le monde renforcent aujourd'hui le nombre de couples concernés par cette fête,  même si leur sexualisation et leur rôle socio-affectif n'étaient pas prévus dans l'Histoire.

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© Jim Sumkay

La Saint-Valentin vient d'Europe6, elle est loin d'être fêtée dans toutes les cultures et ce sont les 120 dernières années qui ont été les porteuses réelles de cette tradition. Déclaration d'amour au départ et entre jeunes gens, devenue peu à peu renouvellement annuel de ses vœux amoureux, le 14 février est un jour particulier au milieu des 364 autres jours. Pour autant qu'il y ait un Valentin ou une Valentine sur la chaise en vis-à-vis dans le restaurant réservé pour l'occasion, un corps collé contre soi devant l'écran qui retransmet le DVD de  Titanic, un destinataire en chair et en os pour recevoir le courrier parfumé, et, de plus en plus souvent aujourd'hui une jambe pour enfiler les fins bas noirs, un corps impatient pour porter le corselet rouge7, une partenaire satisfaite pour s'endormir dans la nuisette transparente, un dos musclé pour fondre sous les massages sensuels, des poignets velus pour accepter les menottes8 et une poitrine chaude pour y poser la tête. S'il semblait évident jusqu'à la moitié du 20e siècle de rencontrer l'autre, le complémentaire, sa moitié, s'il était socialement nécessaire, dans toutes les sociétés, de former une famille en passant par l'accouplement de deux géniteurs reconnus par le groupe9 et dont la charge principale était de faire des enfants pour le développement et la continuité de ce groupe10, les choses sont bien moins évidentes voire carrément difficiles aujourd'hui. Dans des sociétés qui non seulement ne condamnent plus les individus pour leur célibat, mais reconnaissent le droit au célibat et en sont même responsables parfois, trouver, avoir et garder un partenaire est une chose très compliquée.

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Où sont les hommes  ?  Où y a-t-il des femmes ? Libres de préférence si c'est pour faire un couple amoureux. Libres ne voulant plus dire « non mariés ». Et si la fidélité des femmes à un seul homme était un impératif, depuis des siècles – certaines cultures punissent encore de mort les femmes adultères, mais pas les hommes –, il est toléré, de bon ton, voire nécessaire selon les époques11 qu'un homme (masculin) marié ou non ait une maîtresse (au moins)  pour la reconnaissance de sa virilité, pour montrer sa richesse, voire même pour le sexe12. La maîtresse installe un certain statut social autre que celui que confère une épouse. Le droit belge actuel par exemple reconnaît l'existence de ces relations hors-mariage par le fait d'avoir établi une loi qui protège l'existence et la réalité des enfants adultérins.  Aujourd'hui, hommes et femmes se cherchent, et les partenariats sont souvent fragiles. Les lieux de rencontre ont changé, ils ne sont plus des garants d'histoires d'amour, ils ont perdu le sérieux de leur mission, ils existent bien plus pour l'éphémère et la légèreté13, ce qui est propice aux aventures « sans lendemain », amène des aventures à court terme bien plus que la durée. Il y a encore 50 ans, les noces d'or étaient rarissimes, la dureté de la vie (maladie, guerres, démences, usures rapides, etc.) était responsable de la mort systématique d'au moins un des partenaires, bien avant les 25 ans de mariage ; aujourd'hui où la vie est améliorée et prolongée, c'est le court terme du couple amoureux qui en est responsable.

Baptêmes, anniversaires, communions, fiançailles, mariages, enterrements,  pendaison de crémaillère, rites d'initiation sexuelle, cérémonies commémoratives, etc. sont des lieux de convivialité, espaces de rencontres et de ritualisations. Les grandes réunions familiales permettaient aux jeunes de se rencontrer, plusieurs fois, portés par les familles et les proches qui multipliaient alors les occasions de rencontres, rappelant la venue de celui qui faisait battre le cœur de l'intéressé-e ou de ses parents qui évaluaient. Il n'y avait d'intimité qu'une fois les engagements pris, au minimum les fiançailles, à l'idéal le mariage. Le mariage était une alliance obligatoire, rite de passage principal, protégé, recherché. Les aventures et les flirts n'étaient pas admis pour les filles qui devaient être vierges et – donc ainsi – pures14.

Avoir un partenaire, et tout ce qui précède ce qui en procure un, se faisait dans les espaces de rassemblements dont la fonction marieuse était connue et utilisée par tous. En plus des réunions familiales qui avaient l'avantage de protéger l'endogamie, et de maintenir un contrôle amoureux, il y avait les fêtes somptueuses – ainsi, le bal des débutantes qui introduit les jeunes filles de bonnes familles (aisées, haute bourgeoisie et aristocratie) dans le monde, c’est-à-dire les met sur le marché du mariage – , les fêtes de villages, les bals, les lieux de travail, c'est-à-dire des espaces proches, localisés et circonscrits.

On se méfiait du hasard, incontrôlable, rempli de surprises souvent négatives. Chaos socio-économique. L'école restait dans son fonctionnement fondamental un lieu de séparation sociale plutôt que de rapprochement, d'autant plus longtemps que la mixité y a été introduite tardivement dans le 20e siècle15. Dès la puberté – dans certaines sociétés traditionnelles hors Europe, c'est parfois dès la naissance – les jeunes, principalement les filles, sont préparés au et pour le mariage, entre individus du même groupe ethnique, culturel et social. Les mésalliances sont désapprouvées, les filles non vierges sont dévalorisées voire rejetées du groupe – même si le viol intra ou extra-familial en est la cause –, surtout si elles sont enceintes dans un système qui reconnaît la maternité biologique uniquement par l'intermédiaire du mariage. La difficulté n'est pas alors de trouver un partenaire mais plutôt d'accepter, de supporter, d'aimer celui qui a été choisi par le groupe, par les responsables, par les parents, par la communauté. Ce sont des mariages arrangés, à différencier des mariages forcés où la jeunesse voire l'enfance correspond à la non capacité de discernement et rend cette différenciation caduque.

Aujourd'hui, le nombre plus important de filles que de garçons, naturel ou causé par les êtres humains, rend le partenariat plus difficile à mettre en place, du côté des femmes du moins. En Chine, par exemple, l'association de la politique de l'enfant unique mise en place par Deng Xiaping (dès 1978)  et des traditions familiales est responsable de la disparition des filles et de la conservation des bébés mâles. Toutefois la logique du nombre n'est pas la seule raison.

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Dans les sociétés nord-occidentales, le mariage n'est plus une obligation, ce qui n'empêche pas qu'il reste présenté comme une fin idéalisée, et attendue pour un grand nombre, comme en témoignent  les salon des mariages, les ventes de robes de mariée et de cérémonie, les magasins et entreprises spécialisés, les films et DVD sur le sujet, etc.. Le non mariage n'entraîne plus une exclusion. Et les individus ont le choix de leur partenaire.  

D'autre part, l'enseignement obligatoire pour tous, sans sexuation différentielle (de loi du moins) et l'accès à l'enseignement supérieur, participent au retard du moment de l'autonomie et du mariage (effet Tanguy) ; le fait que les hommes recherchent et épousent de préférence des femmes sans diplôme ou avec un diplôme inférieur au leur laisse une série de femmes dans le célibat par défaut, la question des études ou du mariage posée si facilement lorsqu'il s'agit de cultures immigrées traditionnelles est bien présente sous une autre forme dans les sociétés nord-occidentales. 

Le droit au divorce et les multiplications des divorces recréent des célibats et déconstruisent l'ancien modèle parental non seulement du couple lié à vie mais aussi du couple amoureux.

Le droit à la sexualité et la séparation du sexe et de la reproduction ont donné aux femmes l'accès, la revendication et le droit au plaisir. La séparation du sexe et de l'amour qui est loin d'être une innovation du 20e siècle (voir par exemple l'amour platonique (absence de relations sexuelles) à l'opposé des mariages forcés (absence d'amour)) et la reconnaissance de l'amour comme motif pour se marier diminuent le nombre de couples effectifs et le nombre des combinaisons possibles pour former un couple.

Le divorce a augmenté le nombre des familles monoparentales (auparavant grossesses accidentelles de femmes célibataires, veuvages). La parenté responsable limite les possibilités de rencontres réelles. Le nombre de célibataires augmente donc, continuellement, certains le sont et le restent, d'autres ne l'étaient pas et le deviennent. Et même si le mariage subsiste, parfois à répétition, il y a des phases creuses, et des solitudes ou libertés intra- et hors couple.

Tout cela ajouté au fait que les espaces et les lieux de rencontres sont limités, surpeuplés, pro-aventures. Alors où trouver un partenaire ?


 

1 Pour la Saint-Valentin, le romantisme est de rigueur. Films pour et films sur comme Valentine's Day de Gary Marshall, 2010, sorti pour la Saint-Valentin. Ou les films « qui parlent d'amour, qui font pleurer et se terminent bien » proposés aux  -jeunes- femmes, éduquées avec le droit et le devoir à l'extériorisation de leurs émotions (sexuation des affects) , et à la vie à deux comme idéal mais avec le droit et le devoir à l'action et à la décision (pas à la soumission) différenciant avant et après  mai 68, The Women, Diane English, 2008, The Holiday,  Nancy Meyers, 
2 Les sélections proposées par les listes des commerçants respectent généralement  la sexuation de la Saint-Valentin qui veut que ce soit l'homme qui offre le cadeau à une femme, d'où les listes de livres et de DVD romantiques et légers qui sont associés aux femmes, comme  Mange, prie, aime, de Elisabeth Gilbert, Paris, Livre de Poche, 2009 ; et les livres des auteurs comme Barbara Cartland, Danielle Steel, et ceux  des auteurs repris dans la chick litterature, Agnès Abécassis, Candace Bushnell, Sophie Kinsella, Lauren Weisberger, Jennifer Weiner, Cecily von Ziegesar, etc;
3 chaînettes et médaillons en forme de cœur, clés, cupidon, flèches, sont les produits de base de cette fête ; signes d'attachement mais aussi d'appropriation
4 Le Verviétois Jean-Pierre Darcis créateur de pralines, de reconnaissance mondiale, a créé notamment pour la Saint-Valentin un coffret de luxe pour envoyer des messages en chocolat personalisés et sur mesure, que l'on crée et commande soi-même  par  internet : voir chocol-at , « et si un maître-chocolatier donnait du goût à vos émotions »
5 Cette fête provient probablement de l'Antiquité, des Lupercales, elle s'accompagnait de sacrifice et de démonstrations auxquelles tout le monde participait, elle annonçait le printemps et la fécondité
6 La fête remonterait à l'Antiquité romaine, aux Lupercales, quant à son nom, il y eut plusieurs évêques susceptibles d'en être considérés comme les parrains dès le 3e siècle
7 Les sous-vêtements rouges et noirs des femmes « de mauvaise vie » sont entrés dans les maisons bien nées par le biais de l'épanouissement sexuel, ils expriment la séduction, la sensualité et la passion, bien loin de la tenue réservée prônée pour les épouses, les mères et les femmes morales  jusque dans les années 80
8 Les sex toys sont banalisés dans la vie quotidienne des individus, pour les jeux à deux (ou plus) ou le plaisir individuel, ; à  la Saint-Valentin leur vente augmente considérablement  pour le plaisir à deux ; et si la plupart des sex toys sont accessibles dans les sex shops, les love shops, les eros center, les festivals et salon de l'érotisme, certains sont vendus dans les grands magasins et commerces sans spécialisation érotique, ou au contraire peuvent être choisis sur internet, concorde.fr étant un des sites sexy de shopping  à domicile les plus complets et visités    
9 Le mariage est (sociétés traditionnelles) /était (sociétés nord-occidentales) le rite de passage officiel 
10 Chris Paulis, Plaisir et politique, La matière et l'esprit, UMH, 2007
11 Par exemple les courtisanes à la Cour des rois de France, les demi-mondaines au XIX ème siècle, les londoniennes au XXème siècle à Kinshasa
12 On fait avec une maîtresse ce qu'on ne peut faire avec une épouse (différenciation des rôles sexuels et gendérisation différentielle)
13 Les boîtes, grand rassemblement d'individus au milieu du bruit et des musiques sur lesquelles on danse seul, sans contact direct, alcool et autres substances immorales et/ou illicites aidant à se deshiniber ou à « être dedans » ne favorisent pas les rencontres en profondeur, les saint-Nicolas et autres festivités estudiantines ne laissent parfois aucun souvenir ni de ce qu'on a fait, ni avec qui
14 Cette volonté de pureté et de virginité est à la base de la création d'un nouveau rite nord-occidental, les cérémonies des vœux de chasteté prononcés par les jeunes vierges (principalement des filles), devant la communauté concernée, concrétisée par un anneau de chasteté à porter jusqu'au mariage, à ce moment il est remplacé par une alliance. D'autres cultures rejettent les filles vierges  qui ont été violées, les rendant impures, déshonorées donc déshonorant les parents, la famille et la communauté. L'hyménoplastie découle de cette nécessité ou volonté d'effacer toute trace de faute ou d'impureté en reconstruisant sa virginité par le biais d'un hymen intact
15 Certains la remettent déjà en question pour des questions de sexuation des résultats scolaires dus notamment à la distraction et à la compétition sexuelles que représente la présence des deux sexes dans le contexte de l'enseignement

 

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