Les Européens confrontés aux MGF
Parler de « mutilations » n'est pas facile, ce terme évoque la souffrance, le mal-être, l'accident, la guerre, la violence. Et le terme « génitales » concerne surtout le médical et les genres, et participe d'un vocabulaire professionnel ou biologique particulier, souvent tabou. Quant au mot « féminines », selon les mentalités et les multiples cultures, il exaspère ou entraîne la compassion, il évoque la faiblesse ou la revendication, la légèreté ou l'action politique, la beauté corporelle ou la sexuation gendérisée, des femmes. Mais surtout la différenciation et la séparation d'avec le masculin12. L'association des trois mots, pour les connaisseurs et ceux qui comprennent peu à peu ce qui se trouve sous les mots, est insoutenable. Et pourtant tout-à-fait contemporaine.
Les diverses formes d'interculturalité font découvrir peu à peu les MGF aux cultures qui ne les pratiquent pas. Tout d'abord timidement et sporadiquement. Il y a une quarantaine d'années, malgré les révélations de quelques féministes, les violences culturellement éloignées ne faisaient pas partie des revendications féministes nord-occidentales en général, que ce soient les viols de guerre, les MGF, ou la lapidation pour adultère. Même si on trouve des traces écrites de cas, de pathologies résultantes, de situations ou de coutumes violentes, les rapports restaient confidentiels, partiels, internes, non exploités ou discrètement tus au nom de la culture. Et sans réponse pour les idées et les moyens. Depuis 500 ans, des missionnaires, des voyageurs, des colonisateurs, des représentants religieux, des ethnologues, des anthropologues, des colons, des touristes, et des amoureux, ont rencontré des cas de MGF. Sans savoir ce que c'était, impuissants, exclus, étrangers, en découvrant des coutumes et leur rôle, préférant contourner ces « choses », les rares fois où ils les rencontraient, les laissant de côté ne sachant qu'en faire. Et les rares tentatives de mettre fin à ces pratiques dans un village ou l'autre (rapports des années 50 au Soudan, tentatives avortées en Somalie par exemple) n'ont pas eu d'impact. Depuis 30 ans, une certaine13 immigration noire africaine14, les coups de foudre et les couples interculturels, la lutte contre le sida, la prostitution, la traite des individus et les intégrismes revendicateurs (religieux par exemple) ont multiplié les cas en Europe. Les Nord-Occidentaux n'avaient pas imaginé que si les migrants arrivent avec leurs coutumes dans leurs bagages, ils arrivent également avec les plus terribles. D'autant plus aisément que les MGF ne demandent rien, ni comme matériel ni comme installation et se pratiquent n'importe où dans des espaces privés ; il faut juste un exécutant, une femme, un couteau. De même, les résultats des MGF ne sont visibles que de manière intime, ce qui signifie uniquement au sein de relations traditionnelles, intrafamiliales et intraculturelles. Sauf exceptionnellement en cas d'accidents ou d'accouchements.
En Europe aussi
Aux médecins, accoucheuses et infirmiers formés en Europe (principalement) aux maladies et us et coutumes européens, qui ont été confrontés in situ à de graves problèmes de santé des femmes, conséquences directes des MGF15 se sont ajoutés – cette fois sur les sols nord-occidentaux – les professionnels de la santé, les enseignants, les médecins et les équipes médicales, personnels non préparés à donner une réponse à ces pathologies, parce que non culturés à ces types d'actes traditionnels. Les immigrés d'origine africaine surtout ont accéléré l'information et la prise de conscience de l'ampleur de ces pratiques, des traumatismes et des pathologies qui les accompagnent, et font peu à peu sortir les MGF de l'ombre, avec plus ou moins de gêne, de stupéfaction, de révolte, de dégoût, d'impuissance ou au contraire de revendication. Les hommes mâles ont très vite été désignés comme responsables, voire coupables, par des groupes féministes notamment, d'autant plus aisément que ces pratiques se font dans des sociétés traditionnelles très gendrées et fortement hétéronormées. Des féministes nord-occidentales ont ainsi trouvé dans ces pratiques une nouvelle preuve évidente de la domination masculine. Au-delà des discours culturels et/ou féministes, des interventions médicales ajustées, des silences accordés, les institutions des pays d'accueil à l'immigration ont dû prendre des positions tranchées lorsque des cas ont abouti à la justice. C'est de manière assez brutale que la justice européenne a été interpellée et le public informé par l'intermédiaire des médias, notamment par les décès accidentels de petites filles excisées sur le territoire nord-occidental. En 1982, une petite fille d'origine malienne, excisée à domicile, meurt, à l'hôpital, des suites d'une hémorragie due à son excision, cela se passait à Paris. En 1983, une petite fille ghanéenne meurt dans les mêmes circonstances. Les premiers cris de désapprobation et d'appel à l'aide ont trouvé là une résonnance efficace.

En 1975, Benoîte Groult (Europe) a dénoncé dans son Ainsi soit-elle16 les violences contre les femmes parmi lesquelles les MGF ; plus tard Séverine Auffret (Europe, 1993) publie Des couteaux contre des femmes17. Comme elles, des féministes qui avaient écouté et relayé le discours des femmes qui racontaient ou se révoltaient, souvent isolées dans leur propre culture, sont rejointes par d'autres voix rendues publiques comme celle de Awa Thiam18 (Afrique, 1998). Dès les années 70, des femmes africaines s'insurgeaient contre ces coutumes dangereuses, et mettaient en place des réseaux, des groupes d'information et des rassemblements publics de faibles moyens, à la fois pour dire, pour informer, pour former, pour donner la parole, sortir les femmes du silence, leur donner un rôle public et les écouter. En même temps, des autorités se rassemblèrent pour lutter ensemble contre les MGF, ainsi le Comité Inter-Africain pour la lutte contre les pratiques affectant la santé de la mère et de l'enfant (CIAF) très actif sur le continent africain.
Ce sont surtout les années 90 et le 21e siècle qui virent les cultures nord-occidentales multiplier des études, des groupes, des projets, des associations et des collaborations de défense et de lutte contre les MGF sur le terrain puis en Europe. Ainsi, en Belgique, le GAMS20, le Collectif liégeois contre les MGF21...
12 Françoise Héritier, Masculin-Féminin, 2 vol. . I, La pensée de la différence ; II, Dissoudre la hiérarchie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2007 ; Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Édition Le Pommier, 2010 13 Sénégalaise, nigérienne, malienne, puis somalienne... 14 Autre que celle venue de la République du Congo, privilégiée dans ses liens et ses rapports avec la Belgique, parce que ce pays est non pratiquant. 15 Les conséquences médicales directes vont des douleurs intenses, hémorragies, infections incontinences...jusqu'aux fistules vésico-vaginales, septicémies, décès. Les conséquences indirectes vont de la stérilité aux accidents pré et post natals, décès du bébé, etc. 16 Paris, Grasset, 1975 17 Paris, Des Femmes, 1993 18 La parole aux négresses, Paris, Denoël, 1998 19 Créé en 1996, reconnu officiellement en 1997, c'est un groupe d'hommes et de femmes, européens et africains qui luttent pour l'abolition des mutilations génitales féminines 20 Rassemble des hommes et des femmes, ainsi que des associations qui luttent ensemble pour éradiquer les mutilations génitales féminines 21 Bellas Cabane Christine, La coupure. L'excision ou les identités douloureuses, Paris, La Dispute, 2008