Deuxième partie

Mais que nous importent les questions politiques qui intéressaient les citoyens de Londres à la fin du 16e siècle et que Shakespeare portait à la scène ? Si nos gouvernants, démocratiquement élus, ne nous donnent pas satisfaction, il n'est aujourd'hui que d'attendre les élections suivantes pour les remplacer... quitte à admettre, s'ils demeurent en place, que notre insatisfaction personnelle n'est pas majoritairement partagée.
Certes, un « citoyen du monde » peut estimer que le débat sur ces questions, tel que Shakespeare le représente, est susceptible de nourrir, à l'heure actuelle encore, la réflexion sur l'actualité politique internationale (nos principes démocratiques n'ayant évidemment pas cours partout), mais j'estime néanmoins que d'autres raisons sont prépondérantes s'il s'agit de motiver un jugement de goût ou d'argumenter un jugement de valeur – s'il s'agit d'expliquer pourquoi la lecture d'une œuvre comme Richard II peut procurer quelque agrément, à titre privé, ou pourquoi elle mérite d'être lue, selon des critères admis par cette partie du lectorat la plus habilitée à se prononcer sur la valeur relative des biens culturels.
La première de ces raisons c'est que La tragédie du roi Richard II donne à voir la pourriture latente d'un ordre social dont les principes sont bafoués par ceux qui, les premiers, devraient en exemplifier le respect. Dans l'œuvre de Shakespeare ici envisagée, c'est l'ordre médiéval qui se trouve miné, notamment par les velléités absolutistes d'un monarque insoucieux de ses responsabilités. Richard, longtemps soumis à ses oncles, s'abandonne, une fois libéré d'eux, à ses propres désirs et gouverne selon son bon plaisir. En se méconduisant, le roi déchaîne les ambitions contenues et il délie les fidélités sur lesquelles repose le régime féodal : désormais nul ne peut plus se fier à quiconque, l'intérêt personnel prime la parole donnée, on change de camp sans vergogne et on justifie la trahison sans difficulté. Bien des siècles plus tard, le cas n'a rien perdu de sa vertu exemplaire : aujourd'hui comme hier, dans les plus exiguës comme dans les plus vastes communautés humaines (de la famille à l'État en passant par les Églises, les partis, les institutions de toutes espèces), l'on peut constater que les bases du vivre ensemble sont sapées lorsque les personnes les mieux en vue transgressent les normes collectivement admises dont elles sont officiellement les garantes ou dont elles devraient être le rempart officieux.
La deuxième raison est que cette pièce de théâtre donne à comprendre que les coutumes, les conventions, les routines de toutes sortes – en particulier les routines langagières – sauvegardent l'apparence de l'ordre secrètement ruiné, elles en masquent la décomposition et permettent qu'il se perpétue tant que chacun fait semblant d'y croire. En persistant à parler d'honneur, de loyauté, de justice, de courage, d'allégeance à Dieu et au suzerain, de respect des serments et d'attachement patriotique, on pallie la rapacité et la trahison, la lâcheté et la corruption, le mensonge et l'assassinat, l'ambition sans limite et l'absence de tout scrupule pour la réaliser. Ceci vaut qu'on s'y attarde un peu.
C'est surtout au premier acte et au début du deuxième que sont mises en évidence la duplicité et la vanité des discours où ronflent les mots de l'honneur médiéval. Ceux qui tiennent ces discours ont le verbe haut, mais leurs paroles sonnent creux.
La pièce s'ouvre par l'affrontement, devant le monarque, de deux représentants de la haute noblesse qui s'accusent réciproquement de trahison. Cette scène d'ouverture, susceptible de dérouter le spectateur contemporain qui attend une exposition de l'action en cours, ne devait pas manquer de pouvoir d'intéressement pour les contemporains de Shakespeare. Ils savaient, eux qui connaissaient les antécédents de l'histoire5, que Bolingbroke, duc de Hereford, cousin du roi, et Mowbray, duc de Norfolk, avaient fait cause commune lors de la première conjuration nobiliaire qui avait mis en cause la manière de gouverner de Richard. Ils savaient que Mowbray s'était rallié à ce dernier et avait trempé dans le meurtre de Thomas de Woodstok, meneur des conjurés. Ils ne doutaient pas qu‘en accusant Mowbray, Bolingbroke visait à atteindre indirectement Richard. Ils comprenaient pourquoi ce dernier tentait d'abord une réconciliation. Ils devinaient que le roi ne consentait pas volontiers à ce qu'ait lieu un duel judiciaire, où Dieu est censé assurer le triomphe du bon droit.
Ce qu'un public non averti des tenants de l'affaire peut prendre pour une authentique querelle d'honneur, tant sont proclamées les valeurs chevaleresques, s'avère une hypocrisie dès la deuxième scène, où le roi – parce qu'il est absent, parce qu'il est possible de parler de Richard sans commettre un crime de lèse-majesté – est clairement désigné comme l'assassin de son oncle, Thomas de Woodstock. Le frère ainé de ce dernier, Jean de Gand, père de Bolingbroke, gouverneur du royaume durant la minorité de Richard, déplore l'impossibilité de faire justice dans laquelle il se trouve :
Puisque la punition est dans les mains du criminel que nous ne pouvons punir6, laissons à la volonté divine le soin de notre querelle. Quand Dieu verra que le moment en est venu sur terre, il fera pleuvoir le feu de la vengeance sur la tête des coupables7.
Cet aveu d'impuissance attire au vieux féodal, pour qui la personne royale est sacrée, cette réplique cinglante de la veuve de Thomas de Woodstock :
N'appelle pas patience, Gand, ce qui est désespoir. En te résignant ainsi au massacre de ton frère, tu montres clairement la voie à ceux qui en veulent à ta vie, tu apprends à des meurtriers impitoyables comment t'abattre comme une bête.
Dans cette pièce, comme en bien d'autres écrites par Shakespeare, c'est dans la bouche des femmes que les mots collent aux choses, que la parole échappe à la faillite ou, du moins, qu'elle correspond aux sentiments éprouvés : les femmes s'expriment sincèrement parce qu'elles – tant qu'elles – ne se laissent pas prendre au jeu du pouvoir, où le mensonge est une carte maitresse ; les femmes s'expriment sincèrement aussi, car, souvent, leur discours s'enracine dans leur souffrance : celle du deuil, ici même ; celle de la séparation, de l'abandon ou de la trahison, ailleurs.
L'ordalie consentie par le roi a rassemblé la noblesse et elle donne aux deux parties une nouvelle occasion de jouter verbalement en brandissant l'écu chamarré du chevalier vertueux. Mais les choses n'iront pas plus loin ; l'épreuve physique n'aura pas lieu : Richard, qui en redoute l'incertaine issue, prononce, en prétextant son horreur des querelles civiles et en dénonçant l'orgueil des adversaires, une sentence de bannissement. Bannissement à vie pour Mowbray, qui l'a pourtant bien servi dans son entreprise criminelle ; exil de six années pour Bolingbroke, son cousin. Et ces iniquités, bien sûr, dans les blandices des formes traditionnelles :
Posez vos mains de bannis sur notre épée royale et jurez, sur ce que vous devez à Dieu (ce que vous nous devez, à nous, nous le bannissons avec vous) – jurez de respecter le serment que nous vous imposons. Jamais vous ne devrez vous lier d'amitié dans l'exil, ni vous voir en tête à tête. Jamais vous ne devrez correspondre par écrit, vous retrouver avec amabilité, ni apaiser la menaçante tempête qui a surgi ici même. Jamais vous ne devrez décider d'une rencontre pour projeter, arranger, comploter quoi que ce soit qui puisse nuire à nous-même, à notre autorité, à nos sujets ou à notre pays. Que Dieu et votre loyauté vous aident à tenir parole !
Remarquable train de mesures de prudence drapé dans un rituel qui ne trompe personne, mais auquel chacun se plie : les formes de la féodalité imposent toujours le respect et les hypocrites ont conscience que leur masque tient au respect de ces formes. Pas seulement leur masque, d'ailleurs : une bonne partie de leurs possibilités d'action. En effet, l'heure d'un changement de régime n'a pas encore sonné : pour que vive le roi, fût-il usurpateur, après que le roi est mort, pour que la couronne puisse changer de tête et l'épée de justice, de mains, il faut que l'épée, il faut que la couronne gardent leur pouvoir symbolique, ce à quoi servent les rites quand la foi a disparu. Feindre de croire à un ordre ruiné en révérant ses apparences, c'est préserver l'occasion de réaliser une ambition personnelle sans courir les risques d'une révolution...
À la scène 1 de l'acte II, Jean de Gand, à l'article de la mort, espère pouvoir donner au roi d'ultimes sages conseils. Il confie cet espoir à son frère, le duc d'York, qui lui ôte ses illusions :
- Ne mettez pas votre esprit à la torture et épargnez votre souffle : c'est en pure perte que les conseils atteignent son oreille.
- Oui, mais ne dit-on pas que les mots des mourants forcent l'attention comme le ferait une harmonie profonde ? Quand on parle peu, on parle rarement en vain, et c'est un souffle de vérité qui sort de la bouche des gens qui souffrent. On écoute davantage celui qui ne pourra plus rien dire que les conseils de ceux qui ont jeunesse et santé. (...)
L'agonisant s'efforce donc, malgré tout, de convaincre son royal neveu qu'il est en plus grand péril que lui-même, et il tente de susciter de sa part une saine réaction.
C'est toi [Richard] qui es en train de mourir, même si c'est moi qui suis le plus malade de nous deux. (...) Ton lit de mort ? Mais c'est ton pays tout entier, ce pays où tu gis, souffrant de ta mauvaise réputation. Mais tu es un malade bien trop peu soucieux de toi-même. Tu fais soigner ton corps – ce corps qui a reçu l'onction sacrée – par ceux-là mêmes qui l'ont infecté. Mille flatteurs ont pris place à l'intérieur de ta couronne. Il n'est pas plus large que ta tête, ce cercle de métal, mais, même enfermée dans d'aussi étroites limites, la désolation a toute l'étendue de ton pays. Si ton grand-père avait été prophète, s'il avait prévu que le fils de son fils détruirait sa famille, il aurait fait en sorte que tu évites la honte : il t'aurait privé du trône et, en t'en dépossédant, il t'aurait évité d'être possédé par la fureur de t'en priver toi-même (...)
Face à cette diatribe prophétique – le moment est proche où le roi perdra sa couronne –, Richard réagit en se drapant dans la dignité monarchique :
(...) Tu oses me sermonner avec des mots glaçants qui font pâlir mes joues, des mots qui chassent furieusement mon sang de roi de sa résidence native. Ah, je te le jure sur la haute majesté de mon trône royal, si tu n'étais pas le frère du grand Edouard, cette langue qui tourne si bien en rond dans ta tête ferait valser ta tête de tes épaules insolentes.
À l'image de lui-même que lui renvoient les ultimes paroles de son oncle, Richard oppose l'écran du discours royal : c'est un crime de lèse-majesté qu'a commis Jean de Gand en le sermonnant. Il est le roi, le roi que l'on ne peut accuser, pas plus qu'on ne peut accuser Dieu, qui l'a placé sur le trône. Il est le roi, pas le petit-fils indigne de son glorieux grand-père, pas le méchant neveu disposé à se laisser chapitrer par son vieil oncle, celui-ci fût-il agonisant. Il est le roi, et c'est en tant que souverain maitre qu'il consent à excuser un parent irrespectueux.
Mais à peine Jean de Gand a-t-il rendu son dernier soupir que Richard s'empresse de confisquer ses biens, privant par ce fait Bolingbroke de son héritage. C'est vainement que son oncle York essaie de le dissuader de commettre une injustice qui ne peut qu'attiser l'animosité et qu'aviver la méfiance des grands du royaume. Le roi fait la sourde oreille et part guerroyer en Irlande, confiant à York, qu'il tient pour fidèle, le gouvernement de l'Angleterre, et comptant sur ses favoris pour veiller à ses intérêts. Richard n'est pas sitôt parti que sa décision de spolier Bolingbroke met le feu aux poudres accumulées depuis qu'il a pris le pli de remplir ses coffres en affermant le pays tout entier8 et en obligeant la noblesse à lui prêter l'argent de ses plaisirs. Plusieurs féodaux entrent en rébellion, ils sèment la panique chez les favoris et accueillent en héros Bolingbroke revenu d'exil bien avant terme. Ce dernier se hâte de faire décapiter les ministres de Richard, compromettant de manière habile ses partisans dans cette exécution. Quand le roi, averti des événements, accoste en Angleterre, il refuse d'abord de croire à la débandade de ses fidèles et oppose à son infortune l'arme dérisoire d'un long discours où se mêlent l'amour de la patrie, l'appel aux forces de la nature pour lutter contre les traitres, la conviction d'être toujours le souverain du royaume et l'assurance d'une intervention céleste en faveur de sa royale personne.
(...) Je pleure de joie en mettant à nouveau les pieds dans mon royaume. Ma terre chérie, que des rebelles meurtrissent du sabot de leurs chevaux, je te salue de la main. (...) Ne nourris pas les ennemis de ton roi, ma douce terre (...). Et vous, seigneurs, ne vous moquez pas de moi si je m'adresse à des choses insensibles : bien sûr qu'elle éprouvera des sentiments, cette terre, bien sûr que ces pierres se mueront en armée avant que leur souverain légitime ne plie sous les coups de l'infâme rébellion. (...) Toute l'eau des tempêtes ne peut enlever le baume par lequel un roi a été sacré. Le souffle des hommes ne saurait chasser du trône celui que Dieu a choisi pour le représenter. Pour chaque homme que Bolingbroke a recruté afin de lever l'acier du meurtre contre l'or de notre couronne, Dieu, pour son Richard, a, là-haut, enrôlé un ange glorieux ; et lorsque les anges participent au combat, les faibles hommes succombent forcément, car le Ciel est toujours le garant du droit.
Richard II à la rencontre des rebelles lors de la révolte paysanne de 1381 (Jean Froissart's Chronicles, 15e s.)
Un tel déni de la réalité peut porter à penser que Richard aux abois connait un moment de démence. C'est plus subtil que ça : il se crispe sur ce qui lui a jusqu'ici permis de ne pas s'enliser complètement dans le marécage de l'égoïsme, de l'hédonisme, du crime et du mensonge. Il s'agrippe à la planche de salut d'un discours conventionnel, tissé de formules dont la vertu de signifier est conditionnée par le respect de valeurs qu'il a depuis longtemps bafouées lui-même. Faute de s'être conduit en roi digne de ce nom, il s'accroche au nom de roi :
(...) Ne suis-je pas le roi ? Debout majesté qui tremble ! Debout majesté qui dort. Est-ce que le nom de roi ne vaut pas celui de vingt mille hommes. Aux armes ! Aux armes, mon nom ! Un moins que rien de sujet s'en prend à ta grande gloire. (...)
Nous touchons ici à un thème qui peut constituer un troisième motif d'agrément potentiel, dans le cadre d'une conduite esthétique (Schaeffer, 1996), ou un troisième argument sur lequel appuyer un jugement positif, dans le cadre d'une controverse sur la valeur de l'œuvre. Ce thème, intimement lié à celui de la ruine d'un ordre social par ses garants les plus en vue et à celui du rôle des rituels dans une collectivité où l'intérêt personnel prime le souci du bien commun, – ce thème est celui de la crise d'identité susceptible d'affecter ceux qui usent d'une monnaie verbale dont le cours se perpétue alors qu'elle a perdu toute valeur.
N'ayant presque plus rien à opposer à l'armée de Bolingbroke que l'étendard de ses discours, Richard, après être passé plusieurs fois de la velléité de rendre les armes à celle de combattre, finit par s'abandonner :
En royal esclave du malheur, au malheur j'obéirai royalement. Licenciez mes troupes et laissez-les partir ensemencer une terre où le grain peut germer. Moi j'ai perdu espoir : que plus personne ne dise rien pour changer ceci ; les conseils sont inutiles. (...) Celui dont les mots adoucissent mon sort ajoute blessure à la blessure. Que mes partisans se tiennent quittes envers moi et qu'ils passent de la nuit de Richard au grand jour de Bolingbroke.
5 Pour avoir assisté à la représentation de La première partie du règne de Richard II ou Thomas de Woodstock, notamment (cf. supra). 6 C'est-à-dire le roi lui-même. 7 Traduction personnelle. Ici comme plus loin, je prends la liberté de traduire en négligeant la versification et en prenant, avec la syntaxe en particulier, les libertés nécessaires, à mon avis, pour que ce texte superbe passe aujourd'hui la rampe. 8 C'est-à-dire en vendant le droit de collecter l'impôt à ceux qui peuvent lui avancer des liquidités.