La Tragédie du roi Richard II, mise en scène par Jean-Baptiste Sastre, sera jouée du 22/02/2011 au 26/02/2011 au Théâtre de la place. |
Dans la récente édition des « histoires » de Shakespeare dans la Bibliothèque de la Pléiade » (2008), Margaret Jones-Davies, auteure de la présentation et des notes critiques consacrées à La tragédie du roi Richard II1, a recensé cinquante-cinq livres, fragments de livres et – surtout – articles relatifs à cette seule œuvre. Si j'avais l'ambition d'ajouter une vaguelette personnelle à cette marée de commentaires, il conviendrait d'abord que je lise ce qu'ont écrit les spécialistes, ce qui me prendrait sans doute des semaines, sinon des mois. Il conviendrait en outre que je trouve, en défendant une interprétation personnelle, de quoi alimenter l'une des nombreuses controverses que cette pièce a suscitées. N'ayant ni le temps ni les moyens d'une telle ambition, je me bornerai ici à exemplifier, à propos de cette pièce de théâtre, trois recommandations que j'adresse aux futurs enseignants qui ne renoncent pas à aborder en classe l'un ou l'autre chef-d'œuvre du patrimoine littéraire mondial.
La première de ces recommandations est de présenter l'œuvre en se donnant pour objectif de réduire, autant que faire se puisse dans un bref laps de temps, l'écart entre le public destinataire de l'auteur – les Londoniens de la fin du 16e siècle – et le public institué que forment les élèves. La deuxième est de mettre en évidence des caractéristiques de l'œuvre en question qui devraient retenir l'attention d'un lecteur d'aujourd'hui porté à chercher des motifs d'appréciation personnelle et des arguments propres à étayer un jugement de valeur. La troisième est de se pencher, en guise d'« apéritif », sur un extrait – de quelques lignes à quelques pages – où peuvent s'observer des facteurs de l'espèce d'agrément qu'un « amateur éclairé » escompte retirer de la lecture d'une œuvre comme celle-là.
Première partie
Vers 1595, les habitants de Londres, friands de théâtre et formant un public culturellement très hétérogène2, ont assisté à des représentations de Richard II. Ces gens, dont la mentalité collective s'était constituée au creuset d'une époque de grands bouleversements scientifiques, socio-économiques et politico-religieux, étaient, certes, fort inégalement pourvus de connaissances, tant linguistiques qu'encyclopédiques, mais si peu qu'en avaient certains, elles leur suffisaient pour apprécier cette sorte de pièces historiques, généralement riches en actions violentes, pour y trouver de quoi s'intéresser au spectacle, voire de quoi nourrir leur réflexion sur leur propre conduite comme sur la marche du monde. C'est que leur esprit n'était pas encombré d'informations de toutes sortes en provenance des quatre coins de la planète et quotidiennement renouvelées par des médias qui font rimer nouveauté et importance : ces gens-là connaissaient mieux leur histoire nationale que nous ne connaissons la nôtre et ils vivaient à une époque où la « société civile » – la communauté des citoyens telle qu'elle pouvait exister dans un grand centre urbain comme Londres – se sentait souvent directement concernée par les événements qui affectaient la sphère du pouvoir politique.
Les mutations scientifiques, socio-économiques, politico-religieuses qui caractérisent le début du 21e siècle sont bien différentes de celles qui ont marqué l'époque élisabéthaine. La mentalité générale de la jeunesse contemporaine, ses connaissances, ses croyances, ses valeurs, ses normes de comportement ne la disposent généralement pas à entrer de plain-pied dans l'univers fictionnel (Pavel, 1988) de Shakespeare ni à coopérer avec l'auteur en mobilisant les connaissances requises par la compréhension de ses œuvres. D'où le risque d'un rejet (« Ringard, Shakespeare ! »), et la nécessité d'une diffusion de savoirs dont l'appropriation réduise ce risque-là.
Mais que retenir des flots d'érudition déversés par les spécialistes pour permettre aux adolescents d'accéder à « l'esprit du temps » de cette Angleterre de la fin du 16e siècle et, en particulier, pour les faire entrer dans l'univers de fiction de Richard II ? Peut-être d'abord des faits historiques, des faits qu'avait rappelés au public de Shakespeare une pièce jouée quelques années plus tôt et intitulée Première partie du règne de Richard II, ou Thomas de Woodstock.


Richard de Bordeaux (1367-1400) accède au trône d'Angleterre à l'âge de... dix ans. Il est le petit-fils du glorieux Édouard III, qui avait victorieusement entamé la guerre (dite « Guerre de cent ans ») contre le roi de France, Philippe VI, dont il revendiquait la couronne3. Édouard III eut sept fils. L'ainé, qui devait lui succéder – Édouard de Woodstock, prince de Galles –, décède peu avant son géniteur et, à la mort de ce dernier, c'est donc au tout jeune fils de ce prince, à l'enfant Richard, qu'échoit la royauté. Faut-il dire que les débuts de son règne sont sous la tutelle de ses oncles et qu'au fil des années, cette tutelle devint de plus en plus pénible à l'adolescent roi ? Richard finit par s'émanciper du pouvoir avunculaire. Il choisit ses propres conseillers dans l'entourage des flatteurs qui se pressent généralement autour d'un puissant en mal de témoignages de reconnaissance. Il accable la population d'impôts et il gaspille l'argent public pour financer ses plaisirs. Les remontrances des grands du royaume ne tardent pas à se faire entendre au Parlement. Le roi fait face à une première salve d'accusations pour « mauvaise gouvernance », comme on dirait de nos jours. Quand il a vent d'une deuxième salve, il s'empare de l'un des meneurs, son oncle Thomas de Woodstock, duc de Gloucester ; il ordonne son emprisonnement, puis son assassinat en prison.
Voilà l'image que devait avoir le public londonien du personnage royal apparaissant dès la première scène de Richard II, scène où le monarque prend la pose du juge suprême, intègre, impartial, décidé à faire triompher la vérité. C'est un souverain légitime, certes, mais qui s'est entouré de conseillers pervers. C'est un souverain légitime, mais insoucieux du bien de son peuple, et que l'intolérance aux critiques a poussé au parricide. C'est un souverain légitime, mais dont la parole et le geste relèvent de la mascarade.
Dans l'esprit des spectateurs de Shakespeare, cette conjonction de la légitimité et des défauts ou des crimes de l'occupant du trône constitue un problème majeur depuis l'abdication d'Édouard II. Ce dernier, qui régna de 1307 à 1327, fut forcé à renoncer à la couronne en raison de son homosexualité avérée et, surtout, de sa propension à confier à ses amants les rênes du pouvoir, au dam des grands féodaux. L'acuité du problème s'accrut avec Richard II et durant la Guerre des deux roses (1455-1485). Les démêlés d'Henry VIII avec Rome, de récente mémoire4, puis les difficultés liées à sa succession – le roi est mort sans héritier mâle – conférèrent une actualité brûlante à cette double question : le détenteur du pouvoir suprême le détient-il légitimement et l'exerce-t-il justement ?
Cette question-là en suscite bien d'autres : faute d'un souverain qui soit légitime et juste, un souverain illégitime et juste vaut-il mieux qu'un souverain légitime et injuste ? Peut-on, à bon droit, déposer un souverain légitime et injuste ou un souverain juste et illégitime ? Si oui, qui le peut et qui est le garant du droit ? De telles interrogations hantent maintes pièces de Shakespeare parce qu'elles obsèdent l'esprit de ses contemporains, d'autant plus sans doute que la reine Élisabeth est sans descendance.
Naguère, dans un royaume comme l'Angleterre où le monarque régnait de droit divin et était censé gouverner selon les commandements de Dieu, il était possible, pour répondre à ces graves questions, d'en appeler à l'autorité pontificale. Cette possibilité n'existe plus depuis qu'Henri VIII s'est émancipé de Rome et proclamé chef de l'Église d'Angleterre. Par ailleurs, les idées de Machiavel (1469-1527) ont essaimé dans les milieux cultivés où l'on débat de politique : pour le philosophe florentin, pour l'auteur du Prince (1517), pour celui que l'on considère souvent comme le premier politologue moderne, le détenteur du pouvoir suprême n'a plus à se soucier du bien commun, comme le préconisait Aristote, il n'a plus à se soucier du salut des âmes, comme le préconisait saint Augustin : son unique soin est de perpétuer l'hégémonie qu'il a conquise par la force ou par la ruse, par l'argent ou par le mensonge, et, à pareille fin, tous les moyens lui sont également bons.
1 Shakespeare a composé d'abord, vers 1591-1593, une tétralogie comprenant trois pièces intitulées Henry VI et une pièce intitulée Richard III. Le règne sanglant autant qu'éphémère (1483-1485) de ce dernier met un point final à l'affrontement de la famille des Lancastre, dont l'emblème était une rose rouge, et de celle des York, dont l'emblème était une rose blanche. Deux ou trois ans plus tard, vers 1595-1599, l'auteur dramatique écrit, entre bien d'autres pièces, une seconde tétralogie dans laquelle il revient en arrière sur les faits qui ont déclenché la « Guerre des deux roses ». Richard II est l'œuvre initiale de cette seconde tétralogie qui compte, en outre, deux Henry IV et Henry V. 2 Les théâtres publics londoniens proposaient les places de parterre (places debout, autour de la scène) à un penny. Un ouvrier n'en gagnait alors qu'une douzaine par semaine, mais les divertissements étaient bien plus rares que de nos jours : noblesse, riche bourgeoisie marchande, communautés artisanales, soldats et marginaux de tout poil fréquentaient donc les mêmes salles de spectacle. 3 La mère d'Édouard III est Isabelle de France, fille de Philippe IV le Bel, dont la descendance directe mâle (les « rois maudits ») s'est éteinte : à la dynastie capétienne succède celle des Valois. Édouard III conteste le droit à la couronne de Philippe VI, fils d'un frère de Philippe le Bel, et il se prétend le légitime héritier du trône de France. 4 Henry VIII aurait voulu que le pape annulât son mariage avec Catherine d'Aragon pour pouvoir épouser légalement sa maitresse, Anne Boleyn. C'est le refus pontifical qui le poussa à récuser l'autorité romaine et à signer, en 1534, l'Acte de Suprématie, fondateur de l'Église anglicane.