Ce vendredi 17 décembre 2010, Jean-Pierre Hupkens, échevin de la Culture de la Ville de Liège, a remis, au nom du jury, le prix Marcel Thiry à la romancière Corinne Hoex.
Historienne de l'art, documentaliste, chercheuse et enseignante, la Bruxelloise Corinne Hoex figure en bonne place dans le paysage de la littérature belge depuis la parution en 2001 de son premier roman, Le grand menu, qui a fait une entrée remarquée en littérature. Depuis lors, deux autres livres ont complété son œuvre romanesque, éditée aux Impressions Nouvelles : Ma robe n'est pas froissée (2008) et Décidément je t'assassine (2010). Son œuvre compte à ce jour, outre ces trois romans, trois recueils de poésie (Cendres [2002], Contre Jour [2009] La nuit, la mer [2009]) et une série de publications dans des revues ou des ouvrages collectifs. Elle est également l'auteur de plusieurs études relatives aux arts et aux traditions populaires en Wallonie.
Dans Le grand menu (2001), une fillette pose un regard sans concessions, à la fois naïf et lucide, sur la relation qu'entretiennent avec elle « Papa » et « Maman », ces étrangers qui ont usurpé l'amour de ses parents. Se dresse le portrait terrible d'une mère méprisante, égocentrique et narcissique et d'un père satisfait de lui-même, autoritaire et culpabilisant. Aucune tendresse à l'égard de leur fille, rejeton qui les déçoit, « la gamine » que, parfois, par affection, on appelle « ma crotte » ou « Buchenwald », en référence à sa maigreur. Le décor est celui d'une vaste maison bourgeoise, prison dorée aux murs sombres et à l'atmosphère confinée. Ma Robe n'est pas froissée (2008), second roman de Corinne Hoex, poursuit l'exploration de cet univers bourgeois et artificiel, dans lequel les émotions et les sentiments sont effacés par les convenances et le paraître. La fillette a beau avoir grandi, elle est toujours la victime complaisante du regard distant et terriblement jugeant de ce couple, pourtant faiblissant. Les blessures du présent ravivent celles du passé, évoquées par petites touches frisant l'anecdotique. La première partie du livre dit l'amour convenu, étouffant, prescripteur du père mourant. Dans le second volet, c'est le mépris exaspéré ou indifférent de la mère que dénoncent tantôt un bouquet de fleurs repoussé avec dégoût, tantôt une carte de vœux dont le message, toujours identique (« Ta Maman qui t'aime »), transforme les mots doux en formule de politesse. Les diverses corrections du père se trouvent amplifiées dans la dernière partie du livre à travers les coups qu'inflige « l'amoureux », ce jeune homme « bien comme il faut », à la narratrice devenue jeune femme, qui semble davantage souffrir de l'indifférence – voire de l'acquiescement – de ses parents que de ses meurtrissures physiques.
Corinne Hoex recevra ce soir le prix Marcel Thiry pour Décidément je t'assassine (2010), sa dernière publication. Relatant la maladie, la mort puis le deuil de la mère, ce livre partage avec les précédents une même veine intimiste. Mais s'il y est toujours question de distance affective, une certaine complicité naît du duo complémentaire que jouent la mère et la fille dans le huis-clos de la chambre d'hôpital, l'une dans son rôle de tyran (affaibli) éternellement insatisfait, l'autre dans celui de fille dévouée (mais qui n'est plus dupe). Dans ce décor – toujours identique – des hôpitaux, la mère revêt à présent aux yeux de sa fille une certaine humanité dans le combat proche du déni qu'elle impose à la maladie, alors que son corps fait l'objet (devient l'objet) du regard clinique, froid et indifférent, de gestes médicaux techniques précis. La pudeur des sentiments évoqués contraste avec l'intimité révélée du corps malade. Se dévoile alors une émotion contenue et paradoxale, dont on ne sait trop (ou dont on préfère ne pas savoir) si elle est produite par la souffrance de perdre une personne aimée ou le regret de n'avoir jamais été chérie par elle. Le deuil, ensuite, prend des allures de règlement de compte : une gerbe de roses blanches et rouges s'accompagne d'un ruban : « Ta fille qui t'aime ». La grande maison est vidée, et c'est l'occasion pour la narratrice de raviver une dernière fois la cicatrice des souvenirs familiaux avant de les jeter pour de bon, et, d'enfin prendre son envol.
Dans ce roman d'une grande maturité transparaît une tonalité tout en contraste, et l'ironie - qui n'est plus aussi proche du désespoir et de la détresse que dans les deux romans précédents - à l'image du titre, se situe plutôt entre exaspération, culpabilité et amertume. La langue est simple, directe, plus ciselée que jamais. Extrêmement efficace. Le récit se compose, comme les précédents, d'une suite d'anecdotes, de descriptions, des bribes de dialogues révélateurs du vécu blessé de la narratrice. Très visible dans ce roman-ci, la fragmentation du texte, découpé en une multitude de moments suspendus relatés au présent, accélère le temps de la maladie tout en y autorisant l'intrusion anachronique de souvenirs passés. Lorsque, en période de deuil, la narratrice vide la maison de sa mère, l'écriture fragmentaire accentue par ailleurs la démarche proche de l'inventaire à laquelle elle soumet ses souvenirs, un inventaire destiné à liquider.
Anne-Laure Hick
Décembre 2010
Anne-Laure Hick est assistante en langues et littératures romanes. Ses recherches portent sur la poésie française des 19e et 20e siècles et sur le roman contemporain de langue française (France, Belgique, Québec).
Extrait de Décidément je t'assassine
Ce n'est pas assez que tu sois morte. Il faut vider. Fouiller les tiroirs. Inspecter les étagères. Chaque matin, je me rends dans ta maison. Je reste jusqu'à la nuit. Boîte après boîte, classeur après classeur, je décime le passé.
Une femme accompagne sa mère à l'hôpital et assiste à ses derniers jours, espérant en vain jusqu'au bout que quelque chose se dise, une parole d'amour. Cette attente déçue laisse la narratrice à la douleur de perdre ce qui n'a pas été. Restée seule, elle vide la maison de sa mère, explorant le passé, grappillant des traces, cherchant sa présence dans un vêtement, une photo, un poudrier, un jeton de casino, des gants noirs, un brin de muguet séché, de vieux patins à glace, ces choses qui demeurent quand la vie est partie, ces choses grâce auxquelles la narratrice, enfin, a accès à sa mère, et dont il est indispensable, néanmoins, qu'elle se débarrasse pour découvrir peu à peu un singulier sentiment de liberté. Le manque irréparable la conduira peut-être à une autre naissance, celle qu'elle-même s'accordera.
Un roman tout en émotion contenue. Une expérience intime, relatée avec pudeur. Un saisissant huis clos mère-fille. Des appels d'amour sans cesse déçus. Des réponses qui ne sont jamais les réponses espérées. Une mère indifférente, inaccessible, que la maladie puis la mort mettent enfin à portée de sa fille. Malgré la cruauté du propos, son cynisme quelquefois et sa lucidité, émane de ce récit une forme de tendresse. Car, paradoxalement, son ton est empreint d'un sentiment d'admiration pour le personnage radical et sans concessions de la mère. Cette mère qui se bat, avec ses moyens dérisoires – les mots croisés, la télévision –, jusqu'à la fin.