
Cette année, l'Opéra Royal de Wallonie propose Carmen, l'opéra-comique de Georges Bizet, pour illuminer nos fêtes de fin d'année. Ce chef-d'œuvre, créé en 1875, connut des débuts difficiles. Mais aujourd'hui, c'est devenu l'opéra le plus joué au monde. Pour cette nouelle production, l'ORW a confié la mise en scène à Emilio Sagi, tandis que Massimo Donadello se charge de la direction musicale. Rencontre avec ces deux maîtres d'œuvre.

Emilio Sagi, après une thèse de doctorat en philologie germanique intitulée «Opéra et littérature », vous avez choisi de devenir metteur en scène. Pourquoi ?
Je pense que la vie est toujours faite de hasards. J'ai effectivement étudié la littérature anglaise à l'Université d'Oviedo, j'ai ensuite obtenu une bourse pour aller faire un doctorat à l'Université de Londres. Mais la musique a toujours fait partie de ma vie mais ce n'était pas mon rêve quand j'étais enfant. J'ai eu la chance de rencontrer des gens qui m'ont beaucoup aidé et je dois remercier le destin.
Ce n'est pas la première fois que vous mettez Carmen en scène, comment renouvelez-vous votre vision de l'œuvre ?
Quand vous avez laissé passer quelque temps entre deux mises en scène de Carmen, vous avez toujours l'impression de vous retrouver devant une œuvre nouvelle tellement l'argument de cet opéra est riche. Il raconte une histoire formidable, les personnages sont très complexes et la musique est exceptionnelle. Il est vrai que le décor et les costumes restent toujours un peu les mêmes mais la richesse du propos est telle qu'il est tout à fait possible de sans cesse redécouvrir une œuvre différente.
De plus, les chanteurs avec lesquels je travaille participent aussi beaucoup à la mise en scène. On pense telle scène pour tel chanteur, particulièrement pour les rôles principaux. Ce sont des rôles très organiques et il faut donc adapter le rôle pour le chanteur. Et même si j'ai une idée de base pour une mise en scène – idée qui a généralement évolué avec les années, avec la maturité – cette idée a toujours tendance à varier en fonction de la personnalité du chanteur. Parfois, avec les années, on a tendance aussi à vouloir donner une vision plus abstraite des opéras que l'on met en scène mais avec Carmen, c'est totalement impossible. C'est une œuvre passionnelle qui demande une interprétation passionnée.

Les chanteurs choisis par l'ORW font partie de deux magnifiques compagnies et sont réellement très bons. Ils sont jeunes, intéressants et s'investissent beaucoup dans leur jeu dramatique. D'ailleurs, aujourd'hui, les chanteurs d'opéra ne peuvent plus se contenter de chanter, ils doivent aussi être comédiens.
Cependant, quels que soient les options de mise en scène, Carmen comprend beaucoup d'éléments qui ne peuvent pas être éludés : le principal étant lié à tout ce qui touche au thème de la liberté, et pas seulement la liberté de la femme mais surtout la liberté de l'être humain. L'opéra de Carmen défend l'idée que chaque être humain a le choix de faire ce qu'il veut de sa vie. C'est pour moi le premier axe important.
Photo: Répétition avec Marie Kalinine et Marc Laho © ORWLe second réside dans la lecture de la pièce qui mettrait en évidence une lutte entre une vision bourgeoise et une conception très libertaire de la vie. C'est la lutte entre la pensée dionysiaque, représentée par Carmen, et une pensée apollinienne, incarnée par Don José. L'idéal de vie pour Don José, c'est construire une famille avec une femme bourgeoise ; Carmen quant à elle, veut une relation libre, passionnée, dramatique. Tous ces éléments doivent se trouver dans l'opéra, sinon, on passe à côté de l'essentiel.
À l'époque, Carmen avait été très mal reçu, à cause, notamment, du personnage de la femme libérée.
Effectivement à l'époque, Carmen a fait un scandale. Mais j'imagine qu'à l'époque, le public français avait mis ces mœurs légères sur le compte de l'exotisme espagnol.
Mais aujourd'hui encore, même si les choses passent mieux, si les mœurs ont évolué et qu'on comprend mieux la femme qui réside en Carmen, je constate que le personnage est toujours perçu comme un peu inconvenant. On peut s'en rendre compte quand on compare les applaudissements du public à la fin des partitions de Mikaela et de Carmen. Mikaela rencontre beaucoup plus de succès, et même s'il est vrai que la musique est plus douce, plus mélodieuse, il n'en est pas moins vrai que le personnage de Carmen continue à déranger.
Votre travail de mise en scène est souvent qualifié de moderne. Pour Carmen, vous avez décidé de mettre l'accent sur l'identité espagnole.
Finalement, qu'est-ce que ça veut dire «moderne» ? Je fais souvent des mises en scène d'œuvres réactualisées, mais pour Carmen, c'est impossible. La modernité réside plus dans la méthode de travail, dans la recherche de théâtralité. Je veux à tout prix donner de l'importance au texte, et pas seulement au texte musical. Aussi au livret : Quel est le sens de chaque phrase et comment doit-elle être interprétée ?
Je pense que chaque metteur en scène peut percevoir Carmen selon son propre monde, selon sa propre manière de raconter une histoire. Ce qui est primordial, c'est d'avoir envie de raconter l'histoire parce qu'elle est époustouflante. Moi, je ne peux renier ma culture. Ce sont des personnages espagnols qui éveillent des souvenirs en moi. De plus, Bizet – qui était français – a composé une musique quasiment ethnique. Moi qui suis espagnol, je dois profiter de tout ce bagage et de toute façon, je ne pourrais pas faire autrement, même si je le voulais.
Par exemple, l'extrait intitulé Bohémienne est très rythmé, il me serait impossible de concevoir cette scène sans danseurs espagnols et chorégraphie authentiques. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'avais demandé à Stefano Mazzonis, le directeur de l'ORW, d'engager un ballet espagnol. Je demande également aux chanteurs d'être attentifs à toute la gestuelle. C'est très important pour moi. Et je dois dire que je suis ravi du résultat. Nous avons eu une répétition, il y a quelques jours, pendant laquelle le chœur de Liège a été incroyable. Les femmes font preuve d'une telle énergie sur scène, elles ont joué le dernier acte comme si elles avaient été espagnoles toute leur vie.
Massimo Donadello comment expliquez-vous que la musique de Bizet n'avait pas été appréciée lors de la création de Carmen ?

L'opéra tout entier avait constitué un scandale, mais c'était déjà le cas pour la nouvelle de Mérimée de laquelle est tiré l'argument. Cependant, il est vrai que la musique de Bizet était également novatrice, entre autres raisons parce que ce dernier avait voulu mettre un drame sous une forme qui n'est généralement pas utilisée pour cela. L'opéra était en fait construit pour l'opéra-comique. C'est un genre qui requiert des musiques plus légères. Mais en réalité, on ne peut parler d'opéra-comique que jusqu'à la moitié du 2e acte. Après le quintet du 2e acte, l'opéra-comique glisse vers le drame. Quand Don José refuse de suivre Carmen, on assiste à une fracture, y compris dans la partition. Peut-être que Bizet voulait dans un premier temps écrire quelque chose de léger mais qu'il s'est laissé happer par l'histoire et n'a pas pu s'empêcher de se diriger vers le drame. D'ailleurs les personnages eux-mêmes, qu'il s'agisse de Carmen ou de Don José, sont des personnages très différents entre le premier et le troisième acte. Pour la mise en scène et le chant, nous aurions presque besoin de deux ténors différents avec deux types d'intensité, l'un qui interprèterait le Don José de l'opéra-comique et l'autre de la partie dramatique.
Massimo Donadello et Emilio Sagi, vous travaillez en étroite collaboration. Comment se passe-t-elle ?
Emilio Sagi : Massimo Donadello est un grand maître qui crée un lien privilégié entre la scène et musique, et c'est ce qui nous permet de faire du bon travail.
Massimo Donadello : J'aime beaucoup travaille avec Emilio Sagi parce que ses idées sont novatrices. Il propose une mise en scène assez sobre mais avec quelques idées très inventives. Je pense que ce sera un excellent spectacle. De plus, j'aime beaucoup participer à la mise en scène par mon travail de directeur musical. Il est important que la musique suive la mise en scène, si la musique part dans un sens et que la mise en scène part à l'opposé, on perd la richesse de l'œuvre. Alors j'essaie d'assister à tout le travail de mise en scène et, en fonction de cela, je réfléchis à la partition. Et vice versa. Si Emilio Sagi se rend compte que la musique et la mise en scène ne correspondent pas à tel endroit, il essaie d'adapter sa mise en scène également. Dans la direction de l'orchestre, on peut jouer sur les nuances. Par exemple, si la partition indique un forte et que je vois que ça ne correspond pas à la mise en scène, alors j'adapte l'orchestre et je le fais jouer un peu moins fort. Mais il faut garder à l'esprit que le point de départ est toujours la musique.
Décembre 2010